J’avais 15 ou 16 ans; nous passions nos vacances, en famille, au camping de la Panne, sous une énorme tente perdue au milieu d’une vaste étendue de caravanes et nous faisions sûrement un peu figure de zigotos ou de doux dingues aux yeux des autres habitants des lieux et, de cela, mon père riait et je lui en suis encore reconnaissant. Car c’est de ce temps si lointain que m’est venu, je le pense bien, ce détachement et cette indifférence à certaines des pauvres conventions dont, collectivement, nous sommes les victimes en même temps que les artisans. C’est de cette époque aussi que date mes premières impressions et les souvenirs qui m’attachent encore aujourd’hui à cette France dont, bien évidemment, l’on parle beaucoup ces temps-ci, vous savez pourquoi. J’étais, ces étés là de mon adolescence, un mince mais vigoureux jeune homme féru de bicyclette et, chaque fois que j’en avais l’occasion, je m’en allais louer pour la matinée ou l’après midi, un vélo de course que j’enfourchais gaiement, décidé à avaler les kilomètres en me prenant pour Jacques Anquetil, qui était mon idole et que je revois encore, sur le petit écran de la télé noire et blanche de la cantine, débouchant sur la piste vélodrome du vieux Parc des Princes, sous les vivats de la foule, lors de l’ultime et triomphale étape du tour de France. Et je m’en allais vers Bray-Dunes, passant la frontière sous l’œil goguenard des douaniers, fonçant à toute allure vers Dunkerque sur cette route qui longeait la mer du nord et qui me voyait traverser les petits villages et les hameaux aux mêmes maisons crépies de gris ou d’ocre. Nulle ostentation, pas de décorum, une impression de simplicité et même d’un peu de ce laisser aller qui, pour moi, avait un charme singulier que je ne trouvais qu’en ces lieux de la France profonde du temps du Général de Gaulle et que, bien plus tard, il m’est encore arriver de goûter dans d’autres contrées du cher vieux pays, comme le disait l’illustre personnage. Oui, déjà, j’aimais cette France là, avec ses habitants qui allaient d’un pas moins pressé que le nôtre, moins soucieux, me semblait-il, des apparences ou des signes extérieurs d’une prospérité qui, chez nous, s’affichaient avec ce que je voyais déjà être cette forme ridicule d’arrogance qui s’est généralisée depuis, ici et ailleurs. Je sentais, dans les petits cafés du Nord où je faisais halte pour un verre d’eau ou un bol de chocolat, cette atmosphère douillette et feutrée, l’impression que le routier, l’épicier du coin, le cultivateur ne tarderaient pas à y aller, comme ils disaient, à leur rythme plus langoureux que le nôtre, moins pressé par le temps. Je vivais cette nonchalance dans les mouvements, dans le discours et dans l’intonation des voix, elle m’allait bien, si je puis dire, je lui trouvais un charme qui ne m’a jamais quitté et que toujours depuis j’ai aimé retrouver, à chaque fois que la France m’ouvrait ses bras et que je la retrouvais telle que je l’aimais. Ce n’est pas, bien sûr, que j’en sois à lui être infidèle ; par de nombreux côtés je ne vois pas qu’elle ait tant changé mais je crains de voir dans le nouveau locataire du Palais de l’Elysée celui qui, au nom des principes et des objectifs dont il se prévaut, pourrait bien faire du pays cher à mon cœur un pays qu’hélas je ne reconnaîtrais peut-être bientôt plus. Où les gens vont aller d’un pas plus rapide, où l’on va les voir plus affairés qu’hier, plus soucieux et inquiets qu’ils ne l’étaient déjà des travaux et des jours. Il n’y aura bientôt plus de place pour celles et ceux qui avaient soin de cultiver benoîtement le temps qu’ils avaient à perdre sans trop se soucier du lendemain. Tous, désormais auront à rendre compte de leur ardeur et de leur dévouement à la grande cause de la croissance infinie et l’on verra peut-être de nouvelles formes de punitions frapper les récalcitrants aux glorieux impératifs du travail et du mérite. Une fois encore, laissons parler Robert Walser qui, mieux que je ne le pourrais faire, résume parfaitement, ici, mes propos:
«Il y a encore, Dieu merci, des gens qui doutent, certains même qui ont l’instinct d’hésitation. Comme si tous ceux qui y vont carrément, qui savent mettre l’affaire dans le sac, qui font valoir des prétentions, étaient pour nous un exemple à suivre et, pour le pays auquel ils appartiennent, de bons citoyens. Eh bien justement, non ! Et il y des non-prêts mieux préparés que les déjà prêts, et des inutiles souvent beaucoup plus utiles que les utilisables, et finalement il n’est pas besoin que n’importe quoi soit immédiatement et dans les plus brefs délais mis à la disposition des besoins. Je souhaite, moi, joyeuse vie, dans notre temps aussi, à un certain luxe de l’homme, et une société tombe entre les mains du diable quand elle prétend éliminer toute forme de nonchalance et de relâchement».
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