jeudi 12 février 2009
ARCHIVES
11 mars 2006
Chaque matin un nouveau soleil éclabousse la chambre grise de milliards de particules qui sont, elles aussi, neuves et fraîches. De la même façon, aucun jour ne ressemble ni jamais ne ressemblera à celui d'hier. Et moi, et vous, à chaque aube qui naît et inonde les campagnes, les villes avec leurs fleuves, les montagnes et les forêts, nous sommes différents ; les heures ont passé, et les minutes et les secondes. Et ce que nous étions au moment de nous endormir, nous ne le sommes plus à notre réveil. "Tout passe"" disait le vieil Héraclite; et cette leçon, cette sentence, est valable pour tout ce qui tourne dans l'incommensurable univers, est valable pour tout ce qui vient à la vie, les plantes, les animaux de toutes sortes. Et nous, les hommes, qui humons les étoiles, nous sentons au plus profond de nous le passage inexorable du temps. Nous sommes à la fois dans le mouvement du temps immense et nous sommes en mouvement, nous venons du bref instant de notre naissance, ce point qui s'éloigne à mesure que nous nous rapprochons d'un autre, dans un avenir qui est absolument imprévisible et indécidable. Il y a le passé, celui de chacune et de chacun, celui du monde et de l’Histoire, il y a le futur dont nous ne pouvons rien savoir avec certitude et puis, il y a les instants qui suivent les instants dans une succession d'évènements dont l'essentiel des traces tombe dans l'oubli. Nous gardons en mémoire tels et tels moments, nous chérissons et vénérons ceux qui nous ont apporté le bonheur et la joie mais aussi bien, ceux qui nous ont le plus cruellement marqués. Le pur présent n'a ni substance ni réalité absolue, jamais la roue du temps ne cesse de tourner et, à chaque microseconde de ce qui constitue nos existences, nos cellules se transforment et parfois se font la guerre, nos cheveux blanchissent ou tombent, nos gestes sont de moins en moins assurés, nous avons des trous de mémoire, nous égarons nos clefs et tournons en rond à la recherche de tel papier important que nous avions pourtant rangé dans un tiroir; mais nous ne savons plus lequel. Nous passons de 1'enfance à l'adolescence et à l'âge adulte et de là, nous entrons dans la vieillesse, cette période de la vie où, étrangement, on a l'impression que tout va de plus en plus vite. L'hiver touche à peine à son terme que le printemps, le merveilleux printemps est déjà là, et nous avons à peine le temps de nous en réjouir que l'été se termine pour laisser place à la longue nuit de la nature. Et ainsi, de saisons en saisons, nous sommes entraînés inexorablement, comme grignotés et dévorés par ce sur quoi nous n'avons aucune prise. Mais ne vous méprenez pas, selon moi, il ne ressort nullement de ce constat qu'il nous failles courber le front ou baisser les bras. La conscience de la fragilité universelle de tout implique, au contraire, une présence à l'immédiat de la vie encore plus affirmée, volontaire et joyeuse. Même et parce que la durée, le plus ou moins long temps que nous avons encore à jouir de notre présence en ce monde, qui est le seul monde, d'ailleurs n'est en rien assuré, nous nous devons à la vie, nous sommes comptables du bonheur qu'il y a simplement à vivre. Il y a, ces jours-ci, de merveilleuses alternances de lumières et d'ombres, des trouées dans le gris des nuages qui laissent voir un ciel d'un bleu rempli des promesses du printemps. Il y a, certain soir, le sublime croissant de lune au-dessus des toits de ma rue. "Il ne faut pas différer l'heure de bien vivre" dit Horace et ne pas faire comme ce paysan, "qui attend, pour passer le fleuve, que l'eau ait fini de couler. Mais le fleuve coule et toujours roulant coulera pour l'éternité". Horace, nous dit aussi ceci qu'il nous faudrait inscrire sur un mur de notre chambre: ""Imagine que chaque jour qui se lève est pour toi le dernier, et tu accueilleras avec gratitude l'heure que tu n'espérais plus".
18 juin 2005
Ce qu’il y a de bien avec la fin du monde, c’est cette manière qu’elle a de passer pratiquement inaperçue et de donner l’impression qu’elle sera toujours remise à plus tard. Et pourtant, l’autre soir, sur la deuxième chaîne française, le petit Delarue et ses invités nous en ont mis plein dans la figure, de la fin du monde... Je ne sais pas si vous avez suivi cette émission mais, de mon côté, tombant dessus par hasard, il ne m’a pas fallu longtemps pour me conforter dans cette idée, que je traîne depuis déjà un certain temps, que les carottes sont cuites et qu’il n’en faudra pas de beaucoup pour qu’elles se carbonisent au fond de la vieille casserole que constitue la malheureuse planète dont nous avions la garde. Pour le dire autrement et au risque de vous gâcher vos vacances, il semble bien, à en croire ces éminents spécialistes souriants et détendus, que les choses, les évènements plus ou moins fâcheux, risquent bien de nous tomber sur la tête, comme le ciel a pu tomber sur celles de nos ancêtres les gaulois, découvrant avec terreur les légions romaines et leur extraordinaire science de la guerre. Résumons-nous. La couche d’ozone se réduit en peau de chagrin, l’effet de serre est largement et scientifiquement avéré, des dizaines d’espèces animales, tous genres confondus, disparaissent chaque jour qui passe et, comme je le disais à mon neveu, commerçant de son état, de toute façon, tout doit disparaître, c’est la braderie, par ici messieurs-dames. Oui, tout cela, la disparition annoncée de notre arrogante espèce humaine de mes deux, ne semble pas émouvoir mes contemporains et, je le dis en passant, cette inconscience me réjouis plus qu’elle m’effraie. Oui, mes chères soeurs et chers frères, réjouissons-nous. Dans deux ou trois générations l’Univers nous aura définitivement engloutit dans un maelström de gaz, de fumées toxiques ou autres bombes thermonucléaires, les enfants de nos petits enfants vont en baver, ça risque d’être dur pour eux mais enfin, que voulez vous, c’est la vie, il faut bien que tout le monde meure, d’une façon ou d’une autre. Nous savions les hommes mortels, les civilisations aussi et il faut seulement s’habituer à cette nouvelle évidence: les planètes ne sont pas à l’abri de ce phénomène. D’ailleurs, que vous le sachiez, nos amis les astronomes et autres astro-physiciens ont déjà eu l’occasion de le vérifier, les étoiles naines, les étoiles géantes, les galaxies, enfin tout ce qui tremblote dans l’infini des cosmos et des nébuleuses spirales, tout est soumis à cette loi inéluctable de l’apparaître et de la disparition. Il ne fait aucun doute, pour moi, que, partout dans l’immensité de la Nature, des générations d’êtres de toutes formes et de toutes natures, aussi ou sinon plus intelligents que nous, ont disparus dans des cataclysmes inimaginables et que le souvenir de ce qu’ils furent s’est éteint à jamais. Donc, arrêtez de gémir et de vous tordre les mains d’un désespoir bien mal à propos, ce qui va advenir ne peut tout simplement pas ne pas advenir. Un petit tour et puis s’en va. Celui-ci, celle-là, ceux-ci et celles là, mon père, mon frère, mon jumeau, mes cousins, mes oncles et mes tantes, mes grands-parents, toutes et tous ont disparus et ne sont plus que de vagues particules voguant dans l’immensité et le silence. Mais enfin, ce soir encore, traçant des arcs majestueux dans le bleu d’un ciel qui va bientôt se fermer sur la nuit, les hirondelles sont en chasse et les insectes n’ont qu’a bien se tenir, l’heure va sonner, est en train de sonner, pour eux aussi. Les arbres, les arbustes, cette végétation luxuriante vue du train de Liège à Mons et de Mons à Liège, toute l’incroyable vigueur de la vie est encore perceptible, elle n’a pas encore abdiqué, elle se tient fièrement là; en attendant. Il ne s’agit pas de s’accrocher à la vie mais seulement de jouir de sa présence.
11 juin 2005
Il faut que je vous parle d’un lieu et de celui qui y vit. Le lieu, il se trouve à Moircy; un tout petit village à quelques kilomètres de Libramont. Celui qui y vit s’appelle Christian Van Cauwenberghe, dit Van Cau, qui est son nom d’artiste. Nous sommes amis depuis 1969. Faites le calcul: Une amitié de 36 ans, ce qui n’est pas une mince affaire. Van Cau, donc est le genre du genre à avoir eu un parcours tout à fait a-typique. D’origine Gantoise, il fait son droit à Liège, est engagé par un organisme bancaire pour lequel il va par monts et par vaux afin de motiver les responsables des agences disséminées un peu partout en Wallonie. A la fin des années soixante il se retrouve à la tête d’une agence à Libramont, à l’étage de laquelle il s’installe. Et, un jour, au cours d’une promenade, il passe par Moircy et là, c’est le coup de foudre. Une grange à l’abandon avec, à l’arrière, un vaste verger où chemine une rivière. Il achète la bâtisse, la retape et la transforme de ses mains et l’aide de quelques autres et en fait un logement parfaitement habitable. Petite parenthèse, en passant; vivant dans la belle province du Luxembourg, avec ses formidables forêts, son gibier, ses saisons bien marquées, il se met à la parcourir en tous sens, faisant de longues promenades en solitaire, découvrant la profusion sauvage d’une nature quasiment intacte. Et c’est au cours de ses déambulations, de forêts en sous bois, de clairières en ruisseaux qu’il se met à ramener de ses promenades ce que les hommes, distraits comme ils sont, abandonnent un peu partout sur cet immense territoire. Morceaux de tôles, débris de toutes sortes, mais aussi, branchages, troncs délabrés par le temps et les intempéries, champignons géants aux pieds des vieux arbres, cailloux de toutes formes et de toutes dimensions. Et de tout cela il fait des objets, des supports, plutôt, qu’il peint de couleurs vives: Des bleus, des rouges, des jaunes, des verts. Et, petit à petit, dans ce qui est devenu son atelier, tout cela s’accumule, prend de plus en plus de place, occupe un volume qui va grandissant de mois en mois et d’années en années. J’ai suivi, de loin en loin, ce chemin singulier. Qui est aussi bien, un cheminement intérieur, un travail d’artiste à la marge des courants et des modes et qui mettra du temps à être reconnu. Aujourd’hui, c’est chose faite. Plus de vingt ans d’un travail de tous les instants, des peintures partout, les siennes et celles de ses amis et, dans ce qui est devenu un espace magique, ce verger transformé en un Paradis terrestre de quelques centaines de mètres carrés, de hauts totems colorés montent la garde au bord de trois étangs, qu’il a creusé lui-même, où nagent des poissons rouges, où passent les truites et qui sont bordé d’une végétation luxuriante faite de centaines d’essences qui clôturent ce jardin extraordinaire. Samedi, c’était la naissance officielle de la Fondation Van Cau. Qui aura à charge de sauvegarder cet extraordinaire patrimoine de Culture et de Nature et qui mettra un espace récemment construit en annexe au corps de logis la disposition d’artistes venus de partout. Il y avait du monde. Et vous savez ce que c’est, un vernissage de cette nature. Il y a un vin passablement buvable, des gens partout, parmi lesquels des visages perdus de vue depuis dix ou vingt ans et que l’on est heureux de revoir, de parfaits inconnus avec lesquels on sympathise, un autre vieil ami qui vous fait signe de loin et dans les bras duquel vous tombez, ému et heureux. Enfin, de la chaleur, des rires, des discussions à propos de tout et de rien. Après une nuit passée dans un gîte des environs, nous nous sommes retrouvés à trois, dimanche matin, chez Van Cau. On a chanté du Brassens en buvant du vin blanc. J’ai passé de longues, très longues minutes assis sur un banc vermoulu, à écouter le bruissement des feuilles, à m’émerveiller du vol insensé des hirondelles, à goûter, enfin, ce presque parfait bonheur. Car, oui, une ombre, un moment, a assombri mon front. Il y avait une absente. A qui j’aurais aimé tenir la main, là, dans la plénitude de cet instant à jamais perdu...
4 juin 2005
Le peuple souverain a tranché: C’est non. Un non “franc et massif” comme le disait le Général de Gaulle, un non sans équivoque aucune, un non qui ressemble bien à ce qu’un commentateur écrivait dans les heures qui ont suivis le dépouillement, un “mai 68” des urnes. Un non qui claque comme une gifle à la figure de ceux qui, tous bords confondus, ont crus que l’on pouvait indéfiniment se moquer du monde avec cet applomb méprisant qui est la marque des élites, ici comme ailleurs. Et si, dans une chronique précédente, j’ai pu vous donner l’impression que la campagne qui a précédé le référendum de dimanche dernier m’amusait plus qu’elle me passionnait, c’est que je n’en n’étais que le spectateur et que mes avis ou prises de positions ne pouvaient en aucune manière influer sur l’issue d’un scrutin duquel je n’étais pas partie prenante. Maintenant que les choses ont pris la tournure que vous savez et avec les conséquences qui en découlent, je m’autorise à vous livrer mon sentiment sur cette affaire, édifiante à plus d’un égard. Il est bien clair - et vous l’aurez constaté aussi bien que moi - que la question Européenne, cette histoire de traité constitutionnel, n’a été que l’occasion, pour les français, de manifester avec force la défiance dans laquelle ils tiennent désormais l’actuel chef de l’Etat et son gouvernement, vaguement replâtré en vue des prochaines échéances électorales et seulement dans cette perspective. Ce qui est apparu avec force au soir du scrutin du 29 mai, c’est la distance, le fossé vertigineux qui sépare la classe politique dans son ensemble et ceux qui font les frais et qui payent chaque jour d’avantage l’impéritie et l’aveuglement de ceux qui sont sensés veiller au bien être commun. La fameuse question sociale que l’on croyait enfouie sous l’apparente futilité d’une société tout entière tournée vers le clinquant et le paraître, cette question qui n’a toujours pas reçu de réponse, revient à l’ordre du jour de façon éclatante. Et que la construction Européenne connaisse aujourd’hui un coup d’arrêt, qu’elle soit passée au deuxième plan des préoccupations de nos voisins n’a, non plus, rien de bien étonnant. C’est que, en ce domaine aussi, on a bien senti combien est énorme la distance qui sépare les citoyens de l’Union et les institutions européennes avec leurs commissaires qui prennent des mesures, imposent des directives qui s’ajoutent aux contraintes et difficultés quotidiennes que subissent un nombre grandissant de citoyens, privés de repaires, démunis devant l’injustice et la cruauté d’un marché qui, de plus en plus, veut s’imposer comme le seul recours et l’ultime et indiscutable réalité, à laquelle il serait vain et futile de vouloir s’opposer. Je vois dans le non français la preuve éclatante que cette prétention peut être battue en brêche et qu’elle l’a été effectivement; je vois dans le rejet du traité constitutionnel par la France d’en bas, celle du petit peuple, un signe, une amorce de contestation de cet ordre des choses que l’on nous présente encore et toujours comme immuable et nécessaire. Il y a dans ce non, une forme de la poésie qui nous dit qu’il y a dans le monde autre chose que l’argent, les banques, la bourse, les sicavs, les actions ou les bons du trésor. Je vois dans le rassemblement et la fête de dimanche soir, Place de la Bastille, comme une bouffée d’air frais, le souffle d’un printemps qui m’en rappelle un autre, qui est resté dans les mémoires, quoi qu’on ait pu faire pour en étouffer le souvenir. Oui, les gens dansaient et chantaient, s’embrassaient et riaient, pendant que sur les plateaux de télévisions, les énarques et les chefs de partis discutaillaient et se chamaillaient sur des questions désormais sans importances. Il y a dans ce non un oui joyeux et tonique, un oui à la vie débarrassée de cela qui l’encombre et la nie. Ce non est un rayon de soleil dans la grisaille, un éclat de rire, une promesse, le signe de la main d’un homme à un autre homme dans la foule anonyme...
21 mai 2005
La petite histoire que voici, je vous la livre, à vous toutes et à vous tous mais vous permettrez que je la dédie tout particulièrement à cette bonne, aimable et attentive Madame Pépin, fidèle correspondante dont j’étais sans nouvelle depuis un petit bout de temps et qui, il y a quelques jours s’est à nouveau manifestée mettant ainsi un terme aux vagues inquiétudes que je nourrissais à son endroit. C’est, bien évidemment une histoire aussi vraie qu’il est possible et elle s’est déroulée chez moi, un matin qui me voyait occupé aux soins de mon petit ménage. J’avais, très bêtement entrepris de faire la vaisselle. Les verres, les tasses, les assiettes et les couverts se couvraient d’eau chaude et, bien évidemment, il me fallait y ajouter un peu de détergent, ce que je fis illico. S’est produit alors ce curieux phénomène, que vous avez sans aucun doute déjà observé, qu’au moment de presser le flacon de plastique pour en faire sortir un jet de savon liquide, une minuscule petite bulle a profité de l’occasion pour prendre la poudre d’escampette qui est un des plus jolis mots de notre belle langue française. Quand je dis que cette bulle était minuscule, vous pouvez m’en croire; à tout casser elle devait avoir un rayon de deux millimètres, à peine. Et voici que la petite bulle s’élève dans les airs, passe au dessus de la table, arrive à proximité de la fenêtre ouverte, se voit repoussée par un tout aussi minuscule courant d’air, amorce un piqué, et puis remonte, revient, si j’ose dire, sur ses pas pour, finalement, entrer en contact avec le linoléum et y finir sa brève et gracieuse existence de petite bulle de rien du tout. Et pendant son périple, je la suivais et pas seulement des yeux car je l’accompagnais en marchant derrière elle, pour voir jusqu’où elle irait et combien de temps elle se donnerait ainsi en spectacle. Vous dirais-je que j’étais absolument sous le charme de l’audacieuse et qu’un sourire de connivence éclairait mon visage au demeurant si sympathique? Oui, je vous le dit. Et que je vous dise encore que depuis quelque temps, ce sourire ne me quitte que rarement et que quand je pars en promenade comme c’est souvent le cas ces jours-ci, ayant décidé de me mettre à explorer mon nouveau quartier, ce sourire est là, à sa juste place, entre le nez et le menton. Et quand je vais chez l’épicier acheter mon chou-fleur mon concombre ou mes patates, ce sourire est toujours là. De la même façon qu’il ne me lâche pas d’une semelle quand j’entre chez l’aimable marchande de fromages qui vend aussi un petit vin tout à fait convenable qu’elle met elle-même en bouteille. Surtout, persuadez vous de ce que ce sourire n’est aucunement forcé, je n’y suis pour rien, je vous l’assure. Il est apparu, comme ça, sans prévenir et j’ai mis un certain temps à m’apercevoir de sa présence. En vérité, je crois bien pouvoir le dire, ce rien du tout de sourire n’est que l’infime partie visible de ce qui m’habite et me conduit. Je me sens empli d’une manière de chaleur, de tendresse et d’amour envers tout ce qui m’entoure qui me fait aussi léger que le souffle de brise fraîche tournoyant dans ma chambre, à l’heure où, cette nuit, je pianote sur le clavier et que les mots s’alignent sur le petit écran. Oui, ce sourire est à l’image de mon âme, une petite âme gaie et insouciante qui sautille et danse et virevolte au gré des heures libres de toute contrainte. Ma vie me paraît belle; elle vaut pour elle même et n’a pas de justification particulière et peut-être même n’en n’a t-elle aucune; elle est seulement là, pour celle-ci, que j’attendais tout à l’heure, au buffet de la gare, avec au coeur la même impatience qu’il y a dix ans mais avec, au surplus, cette sérénité joyeuse qui m’est venue de ce que je sais désormais que nous sommes tous et que je suis semblable à cette brise de tout à l’heure, qui s’engouffrait par la fenêtre ouverte; un souffle léger et sans consistance, une vaguelette sur la surface d’un lac transparent, un nuage qui passait par là, une petite bulle de savon guillerette et éphémère.
10 mai 2005
C’est une évidence qui ne devrait normalement échapper à personne: nous vivons une époque décidément bien singulière. Il y a gros à parier que le premier sage grec venu ou n’importe quel humain des temps anciens perdrait la raison et peut-être même la vie en l’espace de quelques minutes s’il se trouvait plongé dans la réalité qui est la nôtre. Cela dit, malgré les inconvénients et imperfections de plus ou moins grande importance, selon le jugement que l’on peut en avoir, il paraît bien que le monde, tel qu’il va son actuel bonhomme de chemin, peut encore compter sur un certain nombre de volontaires prêts à se dévouer à l’édification du futur. Nombreuses et touchantes, en effet, sont les nouvelles figures qui se bousculent et nous interpellent, font des signes et des sourires et remplissent nos boîtes à lettres d’appels pressants et de projets qui devraient, à les en croire, susciter chez nous tous un enthousiasme débordant et une adhésion inconditionnelle ce qui est loin d’être le cas à ce qu’il me semble. Mais peut-être manquons nous de discernement ou de confiance en l’avenir, ou bien aussi sommes nous décidément par trop méfiants, habitués que nous sommes à la désillusion et au désenchantement qui sont le propre des temps qui sont les nôtres. Toujours est-il que, selon moi, d’où qu’ils viennent et quels que soient leurs états de service dans la culture, le syndicalisme ou autre domaine où ils disent avoir été particulièrement actifs et brillants, je ne peux me départir, à l’encontre de ces nouveaux venus, d’une impression de déjà vu. En réalité, voyez vous, tout cela m’ennuie autant que certain film, vu récemment et qui, comme d’autres, m’a laissé sur ma faim. Voilà, c’est exactement cela, le monde, ce monde-ci, me laisse sur ma faim, il m’irrite plus qu’il ne pourrait encore me révolter. Et s’il m’est arrivé, tout récemment, de faire allusion à la révolution, souhaitable malgré les bouleversements imprévisibles qu’elle entraînerait nécessairement, sans pour autant renier mes propos, il me semble devoir redire que, selon toute vraisemblance, notre génération, en tout cas, n’aura pas le bonheur de la connaître et d’y participer. Au moins, aurons nous sentis souffler sur nos consciences endormies, la belle chaleur de ce lointain mois de mai -trente-cinq ans, déjà- qu’un ministre-philosophe, s’adressant aux enseignants de France, rend responsable de tous les maux dont souffre la jeunesse de la république. Pour Luc Ferry, en effet, si les jeunes mettent si peu d’ardeur aux études, s’ils s’adonnent avec tant de frénésie aux jeux électroniques ou à l’affrontement avec la police dans les banlieues, c’est la faute à leurs parents bercés par les illusions et les rêves que ce printemps là avait fait naître. Je connais très bien un jeune, Antoine, qui se trouve être le plus jeune de mes fils et je puis témoigner que, derrière une apparente indolence et cette fascination pour le monde de l’informatique sous toutes ses formes, se trouve une manière de regarder et juger cette époque et son cortège de malheur qui pourrait en remontrer à certains de nos représentants, élus ou en voie de l’être. L’aveuglement et la mauvaise foi de la plupart d’entre-eux devant les immenses questions soulevées par notre mode de vie et les choix qui en découlent à tous points de vue n’échappent pas à cette génération sensible par dessus tout aux problèmes environnementaux. Me sont venus aux oreilles, dans des circonstances dont je vous épargnerais les détails, d’autres témoignages, recueillis dans des classes que ces jeunes fréquentent et qui, tous, vont dans le même sens. Que celles et ceux qui ont plus ou moins mon âge et qui ont vécus, comme moi, les évènements de ces cinquantes dernières années ne désespèrent de rien, l’histoire réservera très certainement à nos descendants d’autres amères désillusions mais aussi d’autres belles surprises...
23 avril 2005
L’autre soir, étant dans un relatif désoeuvrement - état que j’affectionne particulièrement - je me suis installé dans mon petit divan recouvert de tissu imitation léopard et j’ai allumé la télé. Rien que de très banal, j’en conviens. Hé bien, j’ai été servi, si j’ose dire. Sur une chaîne, il y avait un terrible reportage consacré à la libération des camps de la mort par les armées anglo-américaines et russes. Je ne vous cacherais pas que, tout en étant parfaitement au fait de cette sinistre période de notre histoire, les témoignages de quelques-uns des rescapés de ces enfers terrestres m’ont considérablement touchés et le mot est faible. Et puis, il y avait les images. Vous savez bien, vous les avez déjà vues, ces rangées de cadavres nus et squelettiques, ces amoncellements de corps décharnés qu’un bulldozer, conduit par un soldat britannique, pousse jusqu’à la fosse commune. Vous les avez déjà vus, ces yeux encore ouverts sur l’innommable, ces bouches béantes figées dans l’appel du dernier souffle de vie. Et j’étais là, fumant des cigarettes, bouleversé par l’histoire de ce rescapé qui, rentré à Paris et soigné dans un hôtel mis à la disposition de ceux qui revenaient de Buchenwald, d’Auschwitz ou de Bergen-Belsen, racontait comment il avait retrouvé là sa femme, qui en était revenue elle aussi et qu’il croyait disparue. Et leur joie et leurs larmes et les larmes de ceux qui les entouraient. Et des images encore. Les soldats américains abasourdis, les bras ballants devant ces hommes fantomatiques; et cette détenue, à bout de forces, accroupie dans la poussière et qui pleure, pleure et embrasse et embrasse encore la main de ce soldat russe venu en libérateur, innonde de ses larmes cette main.Tout cela a été. Mais dans cinq ou six cents ans, les historiens de ce temps là parlerons de cela comme ils parlent aujourd’hui de la férocité des légionnaires romains ou des massacres joyeux auxquels s’adonnaient les hordes de Gengis Khan. L’histoire la plus ancienne est une fresque qui n’a pas plus de réalité qu’un film qui la restitue. Ni moi, ni personne ne peut ni ne pourra avoir accès à cette somme vertigineuse de souffrance, accumulée depuis l’aube de notre humanité. C’est ainsi: collectivement, nous balançons et nous balanceront toujours entre le meilleur et le pire et je trouve assez juste cette formule qui dit que l’Histoire ne se répète pas, mais qu’elle bégaye. Les régimes anciens sont balayés par de belles et hautes espérances, qui sont noyées par la terreur; les Empires s’effondrent, les civilisations sont englouties, les grands conquérants laissent la place aux petits hommes dont parlaient Nietzsche, ceux-là qui dirigent aujourd’hui la planète, avec leur misérable mentalité d’épicier. Devant cela, encore une fois, je veux redire ce qui me paraît vrai. C’est à l’échelle infime, au niveau le plus modeste, c’est à dire, à la hauteur de chacun, que le plus important se joue. Il n’y a, à cet égard, ni grandes ni petites choses; d’une certaine façon, tout peut-être considéré comme parfaitement égal. Il ne s’agit plus, il s’agira de moins en moins d’une quelconque résistance armée; je pense plutôt à une résistance désarmante, sobre, silencieuse, parcimonieuse dans ses intentions autant que dans ses effets. Je ne parle pas de ce replis frileux et mesquin qui est la marque de ceux qui sont persuadés qu’ils n’ont pas eu ce que leurs prétendus mérites ou talents auraient dû leur offrir. Je veux parler de présence au plus profond de soi, mais dans la plus complète et libre ouverture aux autres, à la vie, à toute la vie. Ce soir, de la fenêtre largement ouverte de ma chambre, je vois un ciel merveilleusement bleu et la lune, qui me fait signe. Il règne un grand et beau silence et je ne regrette rien de ce qui m’est arrivé ou non. Dans la plus extrême conscience de la fragilité et de la brièveté de tout, je rêve qu’un jour la paix qui m’habite en cet instant soit commune à tous les hommes; et qu’ils soient simplement heureux de cela.
16 avril 2005
Avant d’entrer dans le vif de notre discussion de ce jour, laissez moi vous dire que, en toute modestie, je suis assez content de moi. Il semble bien, au vu de quelques unes de vos réactions, que ma chronique de la semaine dernière a été parfaitement comprise, j’en suis heureux, évidemment. Mais foin de considérations Vaticanes, liturgiques et autres, comme d’habitude, j’ai pas mal médité, ces jours-ci et il en résulte ceci; accrochez vous... En regardant le ciel, en laissant mes regards aller au hasard des images qui s’offraient à moi, j’ai pensé ou, plus exactement, j’ai imaginé qu’ailleurs, près d’ici ou dans un lointain pays ou le parler est différents, le paysage plus aride, ou plus montagneux ou plus verdoyant de forêts immenses, un autre homme, ou une femme, pourquoi pas, regardait le ciel. Un seul et unique ciel; le même pour tous les hommes, pour toutes les créatures vivant sur cette planète: cela est vrai, cela ne peut être mis en doute. Est vraie aussi et incontestable, la présence pour tous les hommes, de cela qui l’entoure et le berce; les fleuves tumultueux ou les charmants ruisseaux au milieu des champs, les prés, les bois, les forêts et les animaux qui y vivent. Est vraie et incontestable la beauté et la majesté des océans, les vagues qui viennent se reposer sur les plages de sable fin ou qui se jettent à corps perdu sur les falaises de calcaire en tourbillonnant. Est belle et vraie la grandeur de l’astre du jour, la troublante étendue de la voie lactée et les myriades de mondes qui tournoient dans l’infinité du temps et de l’espace. Tout cela est vrai mais ne nous appartient pas, s’offre à nous, seulement et nous enveloppe et fait partie de nous autant que nous en faisons partie. Je vois dans cette évidence une raison suffisante de ne pas avoir besoin d’une forme quelconque de religion pour satisfaire mon goût ou mon besoin d’absolu. Est divin ce qui est là de toute éternité et sera toujours là; ce qui, dans la somptueuse marche des univers, dans l’éclatante lumière du matin, dans l’écorce d’un arbre ou le frémissement d’un bosquet nous dit seulement ceci: Regarde, respire, écoute et fais silence. Et prie si tu le veux et à ta façon, communie avec la pluie qui te dégouline sur le visage, avec les flocons de neige, avec les rayons du soleil qui frappent à ta fenêtre, avec l’inconnu qui ce matin t’a souri et puis a poursuivi son chemin. Est beau et vrai ce souvenir: La semaine dernière nous nous promenions, elle et moi, dans les bois, sur les hauteurs de Spa. Sous son imperméable jaune, elle avait, sur mon insistance, enfilé une veste noire à capuchon, que je portais jusqu’à ce qu’elle me dise avoir un peu froid. Elle a rabattu le capuchon sur ses cheveux, qui sont fins, dorés et parfumés. A un moment, nous avons longé des troncs d’arbres abattus, qui gisaient à la droite du chemin que nous suivions. Elle a pris un tout petit élan et s’est juchée sur l’un deux; elle sautillait dans un équilibre instable sur la surface cylindrique de l’arbre mort, comme la petite fille qu’elle a été quand elle se promenait avec ses parents, il y a bien longtemps. Et qu’elle grimpait avec la même innocence et le même sérieux sur le tronc allongé d’un autre arbre. Dont on a peut-être fait une table, ou un meuble où l’on range les draps de lit fleurant la lavande, ou bien, encore, une bibliothèque où reposent de beaux livres pleins de pensées et d’images. Et, à propos de livre, je viens de terminer le merveilleux ouvrage que Marguerite Yourcenar a consacré à cette haute et fière figure qu’était l’Empereur Hadrien, successeur et fils adoptif de Trajan. Tout à la fin du livre, Hadrien, sur le point de mourir, parle à son coeur, et il dit ceci, que je vous invite à méditer: “Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus... Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts...”
26 mars 2005
Donc, c’est le printemps. Aucun doute là dessus. Et je suis tout guilleret, tout joyeux et léger. En ce mercredi, dans ma chambre-bureau, la fenêtre est ouverte sur le jardin, la boulangerie d’à côté empli l’atmosphère de l’odeur de la cuisson du pain, une odeur un peu envahissante à mon goût, mais enfin, ça pourrait être pire. Il y en a qui vivent aux abords des usines de la vallée de la Meuse et qui supportent - comment font-ils, je me le demande - les senteurs pestilentielles qui s’échappent des cheminées des fabriques de fer et d’aciers en tous genres où des générations d’ouvriers se sont esquinté la santé pour des générations d’actionnaires grassouillets et bien portants. Et, à propos d’ouvriers, d’actionnaires et autres décideurs de la choses publique, je ne puis passer sous silence la journée de samedi dernier; vous savez bien, cette manif. Qui a rassemblé plus ou moins quatre-vingts milles personnes, dont moi. Je vous raconte. Je suis arrivé à Bruxelles sur le coup d’onze heure; j’avais choisi de descendre à Bruxelles nord et de rejoindre à pied le lieu de rassemblement, aux alentours de la gare du midi. Une petite balade d’inspection, si vous voulez, ou de mise en forme. Pour commencer, la rue neuve, qui est parallèle au Boulevard que devait emprunter le défilé; à l’angle de chacune des rues perpendiculaires aux deux grands axes, les badauds déambulaient au milieu des combis, des transports de troupes et des auto-pompes. Les policiers, dans leurs véhicules, lisaient le journal, papotaient et mangeaient leurs tartines, parfaitement décontractés. Il y en avait beaucoup, des policiers, comme à chaque fois que les gens se rassemblent; car enfin, on ne sait jamais, n’est-ce pas, avec ces trublions, ces enragés et autres anars qu’on est bien obligé de matraquer ne serait-ce qu’un tout petit peu pour calmer leurs ardeurs. Mais tout s’est passé sans le moindre accroc, je le dis en passant et de toute façon, vous le savez déjà. Mais continuons. J’ai fais une halte dans un bistro, celui-là même où, il y a quelques jours à peine, l’autre semaine, enfin, l’élue de mon coeur et moi avions dégusté une merveilleuse tarte aux légumes; j’ai commandé un sandwich jambon-beurre et un café, j’ai parcouru les pages du journal du jour, où il était question de la manif et des raisons du rassemblement. Et puis, j’ai rejoins la vaste étendue où la foule commençait à grossir. C’est à chaque fois, pour moi, une même exaltation, une excitation mêlée à une crainte diffuse, que de me retrouver au milieu de ces milliers de femmes et d’hommes arborant badges et auto-collants de toutes couleurs, du rouge, surtout mais aussi du vert, du bleu, de l’orange, un arc en ciel, enfin, qui mettait dans la grisaille de ce matin un air de fête et de promesses. Plus loin, un peu à l’écart de la marée humaine qui enflait de minute en minute, j’ai pris un gobelet de vin rouge au stand OXFAM, je me suis dirigé vers l’abri de tramway du large boulevard, j’ai posé le gobelet sur le banc de bois, j’ai commencé à me rouler une cigarette. Et puis une camionnette des transports en commun bruxellois s’est arrêtée à ma hauteur, un type en est descendu et, avec le bel accent de la capitale il m’a dit “Dites, vous n’attendez pas le tram, une fois? Parce qu’y roulent pas hein, à cause de la manifestation”... Je lui ai souri, je lui ai dit que je me doutais bien que les trams ne circulaient pas, que je buvais mon vin et que je me roulais simplement une cigarette; je l’ai remercié, il m’a souhaité une belle journée et le brave fonctionnaire de la STIB est reparti dans sa camionnette. J’ai rejoint la multitude, engagé la conversation avec un militant de la CGT de l’Essonne; il m’a offert son badge. Il avait une bonne tête de français moyen. La manifestation s’est mise en branle, il y avait un bruit terrible, des chants, des slogans repris par des milliers de voix. A un moment, plus loin, plus tard, l’énorme troupe de la CGT s’est mise à chanter l’Internationale. C’était beau et fort. Et j’étais très ému. Vous avez raté quelque-chose, c’est moi qui vous le dit...
26 février 2005
Les auditeurs vétérans de cette glorieuse et enviée émission et, partant, les millions de fidèles de ces modestes chroniques le savent, avant d’entamer la carrière de “monsieur qui cause dans le poste”, j’ai exercé une foultitude de grands et petits boulots, sauf chauffeur de taxi, en raison d’une profonde aversion pour les véhicules à quatre roues qui font des trous dans la couche d’ozone, ce qui est très vilain. Et voici que, depuis le début de cette semaine, votre humble serviteur, non content de s’occuper des courses, du gamin, du ménage - en ce compris la vaisselle, le repassage, le souper - voici, disais-je que je me suis mis dans la peau d’un représentant de commerce. Bien entendu, je ne me déplace qu’en train en autobus ou à pied, vous savez pourquoi et le vaste champ des mes investigations se trouve être nos charmantes provinces et les villes, moyennes ou petites où l’on peut avoir la chance de trouver des librairies. Pourquoi des librairies, demanderez vous. Hé bien pour la simple raison que le numéro 4 de la revue “Mandrill” est sorti de presse et que je me suis proposé auprès des valeureux animateurs de la dite revue pour en distribuer ailleurs qu’à Liège ou Bruxelles comme c’était le cas jusqu’il y a peu. J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler aux éventuels distraits que “Mandrill” est une revue de très bonne qualité, qu’elle manie l’humour et la dérision sans jamais tomber dans la vulgarité, que les gens qui y prennent la plume ont un talent certain, qu’ils savent ce qu’écrire veux dire et que, de surcroît, ils ne se prennent pas au sérieux. En outre, pourquoi ne pas vous le confier, mes amis ont eu l’extrême bonté de me convier dans les pages de la dernière parution ce qui, d’une certaine manière, pourrait constituer, pour certaines et certains d’entre vous, une raison supplémentaire d’acquérir et déguster ce qui, dans quelques années, sera peut-être une rareté que s’arracheront les collectionneurs ici, là ou ailleurs, considérez la parenthèse comme fermée. Lundi, j’ai donc remplis mon sac de voyage de quelques exemplaires de la revue et, je m’en suis aller rejoindre la gare de chemin de fer, à un peu plus de cent mètres de mon nouveau domaine, j’ai attendu le train sur le quai en fumant une cigarette, j’ai rejoins la gare de Liège-Guillemins pour y attendre ma correspondance au buffet en dégustant un genièvre sur glace et puis, après un voyage d’une petite demi-heure, je suis arrivé à destination. C’est dire si je ne suis pas allé bien loin. Une petite ville de la vallée de la Meuse, un patelin tout ce qu’il y a de provincial, cela dit sans aucune condescendance. Et, sur la grand place - une minuscule grand place - la librairie dont j’avais l’adresse. Je suis entré, me suis présenté à une dame ma foi fort aimable et lui dit en quelques mots l’objet de ma visite et, toujours aussi gentiment, elle m’a demandé d’attendre le patron, qui n’allait pas tarder. Et il n’a pas tardé; je me suis à nouveau présenté, j’ai déposé un exemplaire de “Mandrill” sur le comptoir, il a regardé la couverture, feuilleté distraitement les pages de papier glacé et puis il m’a dit que cela ne l’intéressait pas, qu’il ne faisait pas dans ce genre d’article. Sur le coup, je me suis imaginé faisant ce genre de métier depuis des années, en proposant des boutons de manchette, des cols durs, des fermetures-éclair ou des tourne-vis à des commerçants surchargés ou méfiants, ou bougons. J’ai rangé la revue dans mon sac, j’ai dit au revoir à la dame - le patron s’était déjà éclipsé sans même me saluer - et, après avoir quitté les lieux, j’ai flâné dans deux ou trois rues; j’ai vu quelques maisons qui avaient de l’allure, j’ai repassé la Meuse et me suis dirigé vers la gare. En passant, j’ai repéré un bistrot qui me paraissait sympathique, j’y ai bu un café, j’ai mis une pièce dans un vieux Juke-box des années cinquante reconverti pour disque C.D et j’ai écouté Johnny Halliday pendant que la serveuse nettoyait ses verres en papotant avec le facteur du coin, assis au comptoir. Et puis j’ai repris le train. Comme un modeste représentant de commerce, sans chi chi, sans manières...
19 février 2005
Je ne pourrais expliquer ni encore moins de tenter de savoir pourquoi mais je suis forcé de constater qu’ il s’est passé, pour moi, des choses singulières, dimanche denier. Oh, des choses de bien peu d’importance en regard de la marche du monde, des conflits de toutes sortes, de la vie comme elle va autour de nous. Et qui est si désolante, parfois. Je revenais d’un rendez-vous. Qui fut doux et tendre et rempli de cette chaleur qui fait que, pendant un peu moins de deux heures, mon âme s’est remplie d’une félicité qui m’a accompagné jusqu’à mon nouveau quartier et, plus précisément, dans l’un des quatre cafés situés, chacun, aux angles du carrefour qui se trouve à une dizaine de mètres de là où j’habite. Au vrai, je n’en fréquente qu’un, de ces bistrots, j’y ai déjà mes habitudes. Ce sont toujours les mêmes, assis au comptoir; qui me salue distraitement, qui discutent et rigolent, se chamaillent, parfois. Ce sont des gens simples, avec qui il m’est arrivé d’échanger quelques mots, qui ne savent rien de moi de même que je ne sais rien d’eux. Chacun sa petite planète symbolisée par un verre de bière. Vous savez ce que j’en pense, des cafés, des tavernes et des comptoirs. Ce sont des îlots dans la grisaille des jours, des lieux de communication et d’échange pour ceux qui en sont privés par ailleurs et qui viennent là pour se sentir moins seuls ou plus prosaïquement pour se saouler consciencieusement. Enfin, je me suis assis à ma table habituelle, à gauche, face aux dos de ceux qui sont accoudé au zinc. La nuit était déjà largement tombée et il neigeait. Derrière les énormes flocons et la vitre sur laquelle est peinte l’enseigne des lieux, il y avait un réverbère de l’éclairage public, d’une lumière blanche et intense et, fixant résolument un point précis du vitrage et ne le quittant pas des yeux, voici que les flocons, secoués par le vent, tombant vers le sol par dizaines de milliers, se sont transformés en autant de minuscules comètes qui traçaient dans l’espace des rayons fulgurants, des traits de lumière continus. Et j’étais là, devant mes trente-trois centilitres de bières, regardant la beauté du monde, l’extraordinaire féerie lumineuse et je soupirais d’un bonheur tout bête, d’une joie légère. Autour de moi, il y avait le brouhaha des conversations, je ne sais quelle chansonnette idiote dans les hauts-parleurs et, dehors, l’hiver qui se donnait en spectacle. Et puis j’ai repensé à cette discussion que j’avais eu, deux soirs auparavant, avec un vieil ami. Une discussion âpre et presque douloureuse qui portait sur cette réalité que nous partageons et sur la manière d’y intervenir, chacun selon ses moyens et ses convictions. Douloureuse, disais-je, car notre désaccord s’est avéré profond. D’un côté, l’on disait qu’il fallait “éveiller les gens”, les prendre à témoin, leur expliquer et leur montrer l’étendue du désastre, leur donner les clés de la compréhension et les moyens de l’action. De l’autre, on défendait l’idée qu’il appartient à chacun de faire son chemin, de ne compter que sur sa propre et souveraine volonté, d’aller patiemment et à petit pas vers ce que j’appellerais une forme de la sérénité. Le premier disait que le savoir, la culture, ne pouvaient que rendre les gens mieux à même de comprendre et saisir l’étendue de leur aliénation et de forger les armes de leur émancipation; le second soutenait que c’est dans la solitude, dans la réflexion qu’il faut s’essayer à vivre la vie vraie, débarrassée de ce qui l’encombre et la nie. D’une part, un discours à vocation messianique, de l’autre, le sérieux inséparable de la légèreté, la nécessaire modestie devant l’inconnaissable de notre condition première et ultime et, enfin, la revendication du droit au bonheur à la marge des courants dominants. En guise de conclusion et afin de vous donner de quoi prolonger ces réflexions, cette définition du messianisme, extraite du dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville: “C’est attendre son salut d’un sauveur, au lieu de s’en occuper soi-même. Le contraire, donc, de la philosophie.”
22 janvier 2005
Un virage de plus à négocier dans ma petite vie sans grande importance; une fois encore, la vingt-cinquième ou à peu près, je change de paysage, de lieu de vie, de quartier. Je me prépare à dire adieu à la petite cour-jardin, au polygonum, à mes chers escargots et aux quelques dizaines de fourmis de la minuscule colonie, qui de toute façon m’ignore complètement, puisque c’est l’hiver et que ces bestioles attendent le printemps pour se remettre au boulot. C’est que, voyez vous, une opportunité s’est offerte, récemment. Un appartement avec deux chambres, une cuisine super-équipée avec assez d’armoires et de tiroirs que pour accueillir trois ou quatre fois mes quelques casseroles, assiettes, verres et couverts, un chouette salon donnant sur un jardin, le chauffage central, une salle de bain douillette avec eau froide ET eau chaude, enfin, un relatif confort dont je ne vois pas au nom de quoi je me priverais. Rassurez vous, mon train de vie ne va guère changer, mes préoccupations vont bien entendu rester ce qu’elles sont, la large portion de ciel visible depuis ma future chambre est vaste et je continuerais de regarder passer les beaux nuages en attendant l’inspiration de la chronique à venir. Et puis je m’en vais découvrir mon nouveau quartier en me promenant gentiment d’une rue à l’autre et nul doute qu’au détour de tel ou tel carrefour, je ne découvre un de ces lieux hautement poétique comme il en existe partout en ce vaste monde. C’est bien, le changement, je trouve. Déménager c’est un peu comme entreprendre un voyage avec un petit baluchon serré sur la poitrine, un paquet de tabac dans une poche, un peu de monnaie dans l’autre, dans l’éventualité ou l’on rencontrerais un petit bistrot accueillant, avec des habitués serrés au comptoir. Déménager, c’est une petite aventure, c’est une incursion dans un monde nouveau, c’est un saut dans l’inconnu et c’est une façon comme une autre de ne pas trop se laisser aller aux habitudes dont Nietzsche disait qu’elles étaient une chose excellente à condition d’en changer souvent. Donc, pour l’heure, je suis fichtrement Nietzschéen; il fait toujours aussi froid dans la petite pièce où je rédige ceci, en ce dimanche soir, j’ai décroché des murs les cadres dorés de mes ancêtres, j’ai rangé les photos punaisées au dessus de mon bureau, il y a des caisses dans tous les coins; dans sept jours exactement je m’endormirais dans une vraie chambre en attendant le premier petit déjeuner du premier lundi de cette nouvelle semaine, dans ce nouveau monde minuscule qui sera le mien désormais. Pour combien de temps? Allez savoir. Il y a longtemps que je me refuse à toute forme de projet. Vivre le jour qui s’annonce dès le matin est en soi une fort belle entreprise et je ne vois pas de raison à vouloir aller au delà de cette échéance. La vie est si fragile, nous tenons à si peu de choses, finalement, qu’il me paraît vain de vouloir anticiper l’avenir, ce qui, de toute manière est foncièrement vain et présomptueux. Certes, dès lors qu’il s’agit d’entreprendre quelque chose, de se décider pour telle ou telle orientation, oui, dans ce cas, il nous faut bien préparer le terrain, prendre nos dispositions en vue de l’aboutissement de ce que nous avons décidé, au risque que ce que nous avions imaginé soit démenti par un présent sans aucune relation avec ce que nous pouvions en attendre. Quant au reste, j’aime que plane en moi cette frémissante et belle incertitude qui a pour nom “Liberté” sans laquelle, à mes yeux, la vie perd un peu voire même beaucoup de son sel. Mais comprenez moi bien: la liberté, selon moi, n’a rien à voir avec la légèreté ou ce goût de l’hédonisme qui n’est pas le mien. Être libre, vouloir être libre ne peut se confondre avec la facilité, le dévergondage ou la licence, loin s’en faut. Je prétends qu’être libre, c’est de la même manière, pleinement, vouloir et attendre des autres qu’ils le soient aussi. Et qu’ils soient assez forts et assez aimant du tout de la vie que pour faire le meilleur usage possible de cette liberté qui est d’abord liberté intérieure, laquelle est absolument inviolable.
15 janvier 2005
Lundi, en fin de matinée, il y avait un message sur mon téléphone. C’était ma bonne et fidèle amie Thérèse, que je connais depuis plus de trente ans et qui partage avec moi la même passion pour le cinéma. Dans son message, justement, elle me disait que le soir même, elle avait l’intention de se rendre au Churchill pour la soirée des classiques et me demandait si, par hasard, en passant, j’avais l’intention de l’y accompagner. On donnait cette pure merveille de Franck Capra “It’s a wonderful life”, tourné en 1947 et dans lequel James Stewart, Donna Reed, Lionel Barrymore et quelques autres, nous emmènent dans une histoire d’une parfaite simplicité, avec un très méchant capitaliste sans scrupules et une bande de personnages plus attachants les uns que les autres, déterminés à faire front aux très vilaines entreprises du détestable exploiteur. Ajoutez-y l’intervention salutaire de l’ange gardien de notre héros, Georges Bailey, un climat d’une poésie et d’une chaleur inégalable et vous avez un film qui vous cogne au coeur et qui, lors de la séquence finale, pour ce qui me concerne, m’a mis de grosses larmes de bonheur et d’émotion au coin des paupières, je n’ai aucune honte à l’avouer. Comme dans la vie de tous les jours, cette histoire nous dit que les hommes peuvent être intérieurement beaux et désintéressés, soucieux du sort de leurs semblables et en même temps en proie au doute, envahi par le désespoir, prisonnier de la fatalité d’un monde soumis aux impératifs de la dure et implacable loi de ce foutu argent. L’argent, le pognon, le flouze, l’oseille, le bifton, quel que soit le nom qu’on lui donne, est le personnage central de ce film autant qu’il est, dans la vie réelle et selon moi, l’ennemi public numéro un après lequel aucune police ne cavale, bien au contraire. Je suis à chaque fois choqué et éberlué quand, à l’occasion, sur les grands boulevards de Liège, il m’arrive d’assister au passage du fourgon blindé en route vers la Banque Nationale, escorté, à l’avant et à l’arrière, par des véhicules de la police dont les vitres sont baissées et d’où jaillissent des mitraillettes prêtes à faire feu. L’argent est la chose au monde la moins partagée et la mieux protégée, par voie de conséquence. Mais enfin, son existence est bien réelle ce qui ne m’empêchera pas de toujours trouver étonnant que les vaches, les poules, les lions, les araignées, les escargots, les fourmis, enfin tous les animaux et les végétaux se servent simplement de ce qui leur tombe sous les mandibules, les mâchoires ou les racines, sans débourser le moindre argent. Seul l’animal humain doit payer pour manger ce qui, à mes yeux, est une abomination. Mais que faire, sinon donner une piécette à ce pauvre bougre, grelottant de froid, donner quelques Euros pour l’Asie du sud est en faisant les courses du souper et chacun pour soi, s’en tenir au strict nécessaire, refuser les pièges que nous tend cette frivole société de la consommation, tourner le dos, délibérément, à toute forme d’ostentation et de paraître, se contenter de ce qui advient et puis sourire aux inconnus, être présents et attentifs aux amies, aux amis; faire rire, à l’occasion et, pour le reste, se consacrer entièrement à chaque instant qui passe, avoir l’âme sereine et douce et le coeur largement ouvert sur le monde. Oui, je veux le répéter encore, nous n’avons comme première préoccupation que de vouloir être heureux, malgré tout ce qui peut nous arriver, le meilleur comme le pire; et je vois dans ce vouloir bien autre chose qu’un frileux replis sur soi-même ou la moindre forme d’égoïsme. Il me semble, je suis même persuadé, que des hommes profondément heureux, c’est à dire, heureux seulement de vivre, d’accueillir la vie, sont mieux à même, par là, de partager, de donner, de participer, de faire preuve d’altruisme et d’attention à l’autre, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Le monde, aujourd’hui, plus que jamais, a besoin d’un nouveau Socrate. Et dans un verre à pied, dans la cuisine, il y a un rameau de saule que Denise m’a rammené d’une de ses promenades en forêt, avec un bourgeon tendrement velu...
18 décembre 2004
Nous voici donc à pied d’oeuvre; l’année touche à sa fin. Un peu partout, c’est l’heure des bilans et je ne voudrais pour rien au monde manquer à mes devoirs envers vous en passant sous silence les quelques travers dont je suis coutumier dans ces chroniques que le monde entier nous envie. C’est vrai, tout de même, que nombreux sont mes tics et mes petites manies, quand ce sont pas, plus gravement encore, mes obsessions. J’ai, par exemple, cette fâcheuse habitude d’en remettre des couches sur la relative indigence de mes moyens, sur l’extrême austérité de mon cadre de vie, ce dont, sans aucun doute et comme on dit dans le peuple, vous n’avez strictement rien à cirer. Et que dire de cette sotte présomption que j’ai de toujours insister avec la plus extrême lourdeur sur ce prétendu bon vieux temps qui n’est, si j’y réfléchi un tant soit peu, que la ridicule et bien vaine nostalgie de mon enfance et de ma jeunesse. Comme si j’étais le seul à avoir été un enfant et un adolescent, comme si ce bonheur passé pouvait en quoi que ce soit vous intéresser ! Et puis, n’est-ce pas, de loin en loin, je vous parle d’amour, je joue au petit professeur en vous détaillant par le menu ce qui me semble bon en cette matière et quelle attitude avoir dans telles ou telles circonstances. Et ce n’est pas tout, derrière le sérieux de mes discours, il m’arrive de me laisser aller à vous titiller la libido en évoquant, à mots choisis et l’air de ne pas y toucher, ce que, je le sais fort bien, je devrais garder par devers moi. Oui, je suis un tantinet fétichiste, je n’aime rien tant que d’imaginer ce qu’il y a sous les jupes des filles et des femmes, ces mystérieuses et perverses créatures qui font rien que nous faire tomber en tentation et ne pas nous délivrer du mal, bien au contraire, amen. Tout cela pour que vous compreniez à quel point je suis conscient d’être parfois bien présomptueux de vous faire, avec, tout de même, vous ne pouvez manquer de me l’accorder, le talent consommé qui est le mien, des leçon de morale, de philosophie, de conduite amoureuse, quand ce ne sont pas des cours de sciences naturelles ayant trait aux moeurs érotico-maniaques des escargots. Oui, je le confesse, je ne me prends pas pour n’importe qui et il m’arrive même de penser qu’il restera de moi autre chose que quelques dizaines de grammes de cendre s’en allant au gré du courant de telle ou telle rivière, je n’ai pas encore réfléchi à la question mais, tant que j’y suis et puisque cela semble vous préoccuper, il me paraît que la Seine, ce serait une bonne idée. A moins que, selon un de mes vieux rêves, l’une de vous ne prenne dans son sac à main, à côté de son rouge à lèvre, de sa poudre de riz et de sa culotte de rechange, de dentelles noires de préférence, les maigres restes de mon indispensable personne et ne s’en aille les disperser sur la pelouse du vieux stade Maracana où je me suis vu, tant de fois, inscrire un but de légende sous les clameurs et les ovations de ses deux-cent milles spectateurs Et parfois, me laissant aller d’avantage encore à me rêveries, je ne puis m’empêcher, certain soir, d’évoquer le jour fatidique de mes funérailles. Et là, je me complaîs à maginer les visages baignés de larmes des femmes et des hommes qui auront eu l’immense privilège de me connaître voire de m’aimer. J’entends les commentaires dit à voix basses, le discours d’adieu que celle-ci ou celui là prononcera devant ma dépouille et le long cortège écrasé par la douleur se dispersant par petits groupes avant de se retrouver dans un de ces cafés que j’aurais aimé, pour y boire, se saouler la gueule et finir par rigoler aux souvenirs de mes facéties. Voilà comment je suis braves gens. Et voilà de quoi je vous nourri et vous abreuve sans vergogne; soyez sympas et ne me jetez pas la pierre, je finirais bien par m’arrêter de dégoiser, rassurez vous. Et faites moi plaisir, vous ou vous, là, loin d’ici, dites moi que vous me regretterez, ce serait bon pour mon ego... Allez, je vous laisse. Et je vous souhaite un joyeux Noël, un chouette réveillon de nouvel an et à l’année prochaine, même jour, même heure !
11 décembre 2004
Selon une mienne amie - je ne vous dirais pas de qui il s’agit afin de ne pas heurter sa sensibilité et sa discrétion - il paraîtrait que je suis passéiste. Bien évidemment, venant d’elle, je ne peux croire qu’il puisse s’agir d’un vilain procès d’intention ni encore moins d’une quelconque forme de condamnation eu égard à ce que je dis ici chaque semaine à peu près à la même heure. Toujours est-il qu’il me paraît bon de vous prendre à témoin et de tenter de voir en quoi et comment je suis ou pourrais-être passéiste. Remarquez que le mot, généralement, est teinté d’une certaine forme de mépris, voire même d’injure, dans la bouche de certains; politiques et militants de tout poil qui lui donnent un sens qui pourrait s’apparenter à “vieux croûton”, “néanderthalien”, “fossile” et autre “réactionnaire”, “révisionniste” et j’en passe. Afin d’être bien compris, je vais illustrer mes propos par cette anecdote: Lundi soir, je suis allé au cinéma. C’était le jour des Grands Classiques au Churchill et l’on projetait un film de Douglas Sirk, “Written of the wind”, tourné en 1956, projeté en version originale. Comme il n’est pas l’heure de la critique hebdomadaire - ce sera pour tout à l’heure - je ne vais rien dire de cette histoire mais bien plutôt vous parler du décor et des accessoires. 1956; j’avais 11 ans. C’était le temps des grosses voitures américaines, les Dodges, les Cadillacs, les Studebakers, les Plimouths... c’était aussi le temps des premières Dinky Toys, dont je rêvais devant les étalages des magasins de jouets et dont, petit à petit, je commençais la collection. Je revois comme si c’était hier, la maquette de la Chevrolet Impala, c’était une Corgi Toys et c’était une des premières à posséder une vraie suspension. Je l’ai fait rouler pendant des heures et des centaines de kilomètres sur la table de la modeste cuisine du modeste appartement de mon enfance. Et, je vais vous dire, ces grosses américaines, bordel de moi, c’était de la bagnole. C’est comme la 4 chevaux Renault, la DS 19, les Simcas, la Peugeot 203 et autres merveilles comme la Dauphine, ou cette Corvette... Et bien que les voitures me laisse aujourd’hui parfaitement indifférent et que je ne possède pas de permis, je me suis souvent imaginé, à cette époque lointaine, au volant d’une Panhard, celle dont les phares avants ressemblaient à des yeux aux paupières tombantes. Oui, tout cela était beau; il y avait du charme dans les choses, dans l’odeur de la petite épicerie où nous allions, mon frère et moi, fièrement et comme des grands, acheter juste un kilo de patates, une botte de poireaux, trois pommes et un bâton de chocolat pour le dessert. Le boucher emballait le rôti ou les côtelettes dans un beau papier rouge, qui était du vrai papier, tout comme la page du journal du jour d’avant qui parachevait le cérémonial. Et les filles... Ah, les filles de ce temps-là. Jusqu’à la grande école, elles étaient vêtues de robes à fleurs, elles portaient des chaussettes blanches et des sandalettes, elles faisaient des tresses de leurs cheveux et elles avaient leurs habits du dimanche, pour la messe ou la promenade en famille dans les rues du quartier ou le long de l’Ourthe, quai des Ardennes, sous les marronniers. Nous les garçons, nous attendions aussi d’en avoir fini avec l’école primaire pour passer des culottes courtes au premier pantalon. Les filles, elles, enfilaient leurs premiers bas nylon à couture et le vent, parfois, quand il voulait bien y mettre un peu du sien, dévoilait, en soulevant leurs jupes-cloches, de ces images troublantes que ceux de mon âge ne peuvent avoir oublié. Et puis, il y avait la radio; les feuilletons de Radio-Luxembourg avec la famille Duraton, Zappi Max sur Europe 1 et le jeu des milles francs; et Edith Piaf, les compagnons de la chanson, Charles Trenet... Et en été, le soir, les gosses jouaient dans la rue pendant que papa, maman et les voisins, assis sur des chaises papotaient et riaient. Oui, je suis passéiste. Et nostalgique de cet heureux temps qui ne reviendra pas.
4 décembre 2004
Que les choses soient claires; je vais faire allusion à un film, seulement une allusion, rien de plus. Qui va me permettre, comme à l’habitude d’y aller de mes commentaires et digressions. Lesquels vont, et j’en suis par avance heureux, donner l’occasion à l’un ou à l’autre, de me faire tenir telle lettre de désaccord ou de complicité, ce sera selon. Ce film, c’est une histoire. Une histoire d’amour, une de plus, une parmi des centaines de millions d’histoires, depuis le temps que les hommes en parlent, de l’amour. Et tenez, là tout de suite me revient aux narines l’odeur de cette petite fille, qui fut, je pense, la première à m’émouvoir, vers mes six, sept ans, une odeur de savon dans ses cheveux blonds, sur son visage. Je crois me souvenir qu’elle s’appelait Yvette. Dans le film, il y a Joël et Clémentine. Ils se rencontrent sur une plage du pacifique, en hiver. Ils se rencontrent, se parlent et rient ensemble. Et puis, ils s’aiment. Quoi de plus banal. Ils s’aiment et puis, on ne sait trop comment ni pourquoi, ils ne s’aiment plus. La vie, les séparent. Voilà. La vie, le chemin, les petits riens qui font la vie; les petits riens qui sont des évènements de première grandeur si on sait les voir; et qui sont lourds de sens, qui font et défont ce qui était là, plein de promesses et lourd d’avenir. L’avenir et le passé, le temps qui passe; et cette officine où Clémentine et Joël, l’un à la suite de l’autre vont faire le ménage dans les tréfonds de leurs cervelles. Pour oublier, effacer les souvenirs, pour ne plus souffrir, pour tirer un trait sur cela qui était et qui n’est plus... Sur cet échec insupportable, cette plaie ouverte, qui laisse le sang de la passion s’écouler et se tarir. C’est une fable, ce film, une fable ou un conte à l’usage des amoureux, des amants, des amis, de toutes celles et de tous ceux qui se promènent dans le monde dans l’attente de cette éclaircie dans la nuit de leurs solitudes. Mais au fond, c’est quoi, l’amour ? C’est quoi être amoureux ? Pourquoi tout cela tient-il tant de place dans la vie des gens, dans l’histoire du monde, dans la littérature, au cinéma, dans les chansons que l’on fredonne pour soi seul... une chanson triste ou une chanson gaie où il y a des amants qui ne s’aiment plus et des amants qui s’aiment, qui s’aimeront toujours même quand le monde aura disparu. Il y a la raison et il y a ce qui s’y oppose le plus radicalement: le phénomène d’amour. Car on le sait bien, tout de même, que l’amour est aussi ce qu’il y a de plus fragile, de plus aléatoire, et je parle ici de l’amour-passion, celui dans lequel on s’embarque sur une mer calme et uniformément bleue, sans bagages et sans bouée de sauvetage, persuadés, inconscients que nous sommes, que la mer sera toujours bleue, qu’aucune tempête jamais ne menacera le joli navire bleu et blanc, avec sa voile rouge. Et puis voici que les vents mauvais se lèvent, que les flots noirs se déchaînent, ballottant le fragile esquif, déchirant la voile comme on déchire une photo ou une ancienne lettre remplie de toujours, et de jamais. Et puis le bateau chavire, il prend eau de toute part et il sombre et s’enfonce dans les eaux glacées. Revenus à terre, on ne sait par quel miracle, plus seul que jamais, on se dit qu’il va falloir oublier. Mais on n’oublie pas, on est submergés par les souvenirs, les beaux, les tendres souvenirs. Et l’on se dit que, peut-être, on pourrait recommencer, se revoir, faire le point, ne pas en rester là, sur cette grève d’où l’on était parti. La passion s’en est allée et c’est tant mieux. Que reste-il, alors, de cet amour ? Tout le reste, tout ce que la passion nous avait empêché de voir. L’infinie tendresse, l’attention à l’autre, un attachement qui va bien au delà de l’ancienne ferveur fiévreuse de la chair. Vient alors le temps de l’amour-sagesse, le temps de l’apaisement; et celui de la patience. Tout peut recommencer, oui, mais jamais de la même façon, car on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et c’est bien ce qui rend la vie si belle et si passionnante.
6 novembre 2004
Il y a de ces soirées qui vous embarquent sans crier gare, des soirs qui rallument les anciens souvenirs et cette nostalgie des temps de l’enfance. J’avais reçu, samedi, un coup de fil de Jean, Monsieur Jean, plus exactement, qui fut, il y a quinze ans, l’instituteur maternel d’Antoine. Je me souviens fort bien de la classe, de la petite main d’Antoine dans la mienne et de l’énorme sympathie que cet instituteur m’a très vite inspiré. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il vienne prendre le café à la maison, qu’il participe, avec d’autres amis de ce temps-là à des soirées mémorables; enfin, qu’il fasse partie de ceux qui comptaient pour moi. Nous nous sommes revus quelques fois, au fil des années et puis, vous savez ce que c’est; les enfants deviennent grands, ils vont à la grande école, la Maternelle c’est bientôt de la préhistoire. Jusqu’à ce que, au printemps dernier, je reçoive une lettre fort émouvante de Jean, qui donnait de ces nouvelles et souhaitait que nos pas se croisent à nouveau, dans pas trop longtemps. Et, donc, ce message téléphonique, pour une invitation à dîner et à se revoir. Dimanche soir, je me suis mis en route. J’avais un bus à prendre, près de la Place St. Lambert et, de la même manière que je déteste embarquer dans un train sans avoir pris le temps de savourer l’imminence du départ devant un café au buffet de la gare, je ne supporte pas de monter dans un bus sans préalablement avoir respiré l’odeur de la ville et traîné dans l’un ou l’autre bistrot devant quelques bières bien crémeuses. Celui où je me suis retrouvé, juste en face de la gare routière où je devais m’en aller vers la lointaine banlieue, est ce que l’on peut appeler un café populaire où, comme de bien entendu, je suis tombé sur quelques lascars de ma connaissance qui faisait la fête. Et dans ce café de la dernière chance, il y a, chose rarissime de nos jours, un Juke-box. Évidemment, les 45 tours ont cédés la place au disques laser mais, ce que l’on peut fourguer comme chansons dans cet engin, c’est tout à fait la même chose que ce que j’écoutais quand j’avais 16, 17 ans. Richard Anthony qui entend siffler le train, le Johnny du temps du pénitencier, Eddy Mitchell, Elvis... Vous voyez le tableau. Les types autour de moi chantaient et se trémoussaient, y en avait un qui n’arrêtait pas de me hurler dans l’oreille à propos du bon vieux temps et moi, j’étais redevenu cet adolescent qui passait ses fins d’après-midi à écouter “Salut les copains” au lieu de faire ses devoirs. J’étais là, accoudé au bar, l’oeil sur la pendule, j’avais bon, comme on dit par chez nous. Et puis l’heure du départ a sonné, j’ai salué à la cantonade et m’en suis allé, avec ce bus, à la rencontre de Jean et Monique. Le trajet fut merveilleux; je suis passé tout près de la rue de la gare, à Bressoux, là où vivaient mes grands parents paternels. Je me suis revu, le dimanche, m’en allant à la messe, avec ma grand-mère, avec pour seule et unique obsession les merveilleuses pommes au lard que nous dévorions après l’office auquel nous nous rendions à jeun, selon la coutume. J’avais dans le nez, l’odeur du lard frit, le goût des pommes saupoudrées de sucre me chatouillait les papilles, les montagnes de tartines au beurre frais se bousculaient gaiement tandis que l’autobus allait son chemin. A un moment, il y a eu ce panneau indicateur, dans l’obscurité, il y avait écrit “Bellaire, 2 Km.” Bellaire, c’est le village natal de feu mon père. Qu’est-ce que j’en ai entendu parler, de Bellaire, de l’école, où il allait à pied, en sabot dans la neige, avec des journaux dedans à la place des chaussettes, de Monsieur Lechanteur, son instituteur... Je ne peux pas vous décrire l’état dans lequel j’étais en arrivant là où on m’attendait avec des sourires et un merveilleux repas et du vin d’Arbois, par dessus le marché. En vérité, l’espace d’une heure ou un peu plus, j’ai vraiment voyagé dans le temps et j’y étais bien, dans mon temps à moi qui m’a fait moi, avec ce bonheur inégalable d’être avec les autres qui ne me quittera jamais.
23 octobre 2004
Un matin d’automne, tôt, très tôt; à peine cinq heure. Le sommeil m’a quitté aussi brusquement qu’il était venu et mes rêves se sont évanouis au réveil. Et me voici, écrivant pour vous et pour moi aussi. J’ai vécu quelques beaux moments, ces derniers jours, je vais vous raconter. Lundi matin, j’étais à la campagne, chez cette vieille amie qui est la mère de mon cher neveu Olivier. J’avais passé le dimanche à de menus travaux; couper les haies, ranger la réserve à bois de chauffage pendant que, plus loin, au-delà des pâturages, les ouvriers agricoles étaient aux champs pour le ramassage des épis de maïs. Il y avait de beaux et lourds nuages, l’air était doux et je m’activais, mais à mon rythme. Josette est rentrée, nous avons bu du vin blanc et je lui ai préparé des pommes au lard, avec du pain beurré. Mais, revenons au lundi. Nous nous apprêtions à rentrer sur Liège, elle était dans la minuscule salle de bain dont la fenêtre, tout comme la vaste baie vitrée de la salle de séjour, donne sur le pré voisin, qui est entouré de bois. Soudain, elle a crié; « ean-Pierre, regarde, là...! » Et là, à quelques mètres à peine, il y avait la biche et son faon, arrêtés, le nez au vent, frissonnants dans la fraîcheur du matin. La vue de ces deux animaux, qui sont si farouches et tellement attendrissants, m’a mis au coeur ce quelque-chose d’indéfinissable qui est un mélange d’amour et de respect pour ce qui vit et nous entoure et nous est offert; comme les arbres, les buissons qui bordent la terrasse et les mésanges qui s’y ébattent. J’avais, oui, j’avais les larmes aux yeux devant la beauté et l’innocence de ces deux animaux qui se sont mis en mouvement pour rejoindre, sans doute, l’abri des bois qu’ils avaient quitté le temps de cette audacieuse escapade à proximité du pays des hommes. Ce même lundi, après un bref passage chez moi, je suis reparti, en train. J’allais chez mon jeune ami Arnaud, sur les hauteurs de Spa. Je lui avait promis d’animer un ciné-club à l’ancienne, dans un délicieux cinéma de Stavelot, qui est tenu par un type extraordinaire, instituteur à la retraite, qui ne programme que ce qui lui plaît pour des poignées de spectateurs. Et donc, après une après-midi passée à visionner chez Arnaud le film du soir, “Les invasions barbares”, nous sommes descendu, en bus, vers Stavelot, nous avons mangé un croque-Monsieur et bu quelques bières avant d’aller à la rencontre d’une douzaine de jeunes-gens et de jeune-filles, de deux ou trois adultes et de l’ancien professeur de français d’Arnaud avec qui il avait organisé cette soirée. Il y a eu le film, auquel j’avais trouvé quelques qualités et puis cet échange et les commentaires à son propos. Dont il ressortait que la mort est une fameuse affaire, dont on parle beaucoup sans en rien connaître, que les amis doivent être là pour accompagner aussi loin que possible celui qui s’en va pour son dernier voyage et qu’il est bon de rire et de se souvenir que la vie a été belle. Et puis le malade ferme les yeux sur les ultimes images qu’il emporte avec lui. Ces visages aimés, le son de ces voix et, à la fin, le silence de l’éternité. Le père d’Arnaud, le brave homme, est venu nous rechercher en voiture à presque minuit; l’adorable jeune homme et moi avons encore beaucoup parlé, en buvant quelques bières et en fumant des gauloises. Nous étions bien; comme on l’est quand on sent, au plus profond de soi, la valeur et l’intensité du présent, de ces moments qui ne reviendront pas mais qui nous font meilleurs, joyeux, absolument et résolument abandonné à la vie qui est notre bien le plus précieux et dont il faut jouir sans se poser de vaines questions sur le sens qu’elle peut bien avoir. Il s’agit seulement de ne pas se laisser distraire du chemin, notre seul et unique chemin, d’avoir les sens en éveil, de savoir rire et sautiller au dedans de nous, de répondre au sourire de cette passante inconnue, de chérir celles et ceux qui comptent pour nous et d’aller gaiement vers ce qui nous attend, là, au coin de la rue, au bout de ce chemin de campagne, dans l’autobus ou le wagon de chemin de fer.
11 septembre 2004
Samedi dernier, vous vous en souvenez, j’ai parlé, très brièvement du film de ce réalisateur coréen, Kim Ki Duk, “Printemps, été, automne, hiver...printemps”. A la réflexion et compte-tenu des évènements de plus ou moins grande importance qui font que ma vie est ce qu’elle est, j’ai fort envie d’y revenir, à ce film. Non pas pour vous le raconter dans les moindres détails mais seulement, comme j’en ai l’habitude, pour vous dire ce qu’il a remué en moi, pourquoi il m’a ému et comment il a fait son petit bonhomme de chemin. D’abord, il y le décors: ce lac, entouré de montagnes verdoyantes noyées de brumes. Au milieu du lac cette maison de bois qui est aussi un temple qui flotte sur les eaux limpides et où vivent un moine aux cheveux blancs et un petit garçon, son disciple, à qui il apprend ce qu’il est bon de savoir si l’on veut que la vie soit belle et vraie. Il y a l’extrême simplicité - d’aucuns diraient la pauvreté - de ce temple austère qui est aussi une maison où l’on dort et où l’on mange, où l’on prie et d’où l’on part rejoindre les berges et les vallons à la recherche de plante médicinales. J’ai été émerveillé par cette simplicité, cette rigueur, par cette nature incroyablement belle et bruissante de vie dont on sent la présence non pas seulement par le regard mais par une émotion qui a sa source, me semble-t-il, dans le manque qui est le nôtre, de cette beauté. Ici, chez nous, on inaugure des temples dédiés à la marchandise, et au mercantilisme. Des centaines de mètres-carrés de fringues, de matériel Hi-Fi, de bistrots géants et le reste à l’avenant. En trois jours - ce sont les titres des journaux - pas loin de cent mille personnes se sont engouffrés, en masses compactes, dans ce haut lieu de l’insignifiance. Ah! Si rien ne me retenait ici, si j’étais sans attaches aucune... je ferais un long voyage, à pied, à travers forêts et vallons, déserts, steppes et montagnes, un sac au dos avec le strict nécessaire. Je mangerais des racines, je pêcherais des poissons, je cueillerais des fruits sauvages et je me baignerais dans des torrents glacés. Je supporterais la brûlure du soleil et la morsure du gel, je ferais du feu dans des clairières avant de m’endormir avec la voie lactée au dessus de la tête. En chemin, je parlerais aux animaux, aux arbres et aux rochers. Enfin, je trouverais un lac, loin des villes; sur ses rives je bâtirais une maison toute simple. Et puis, du matin jusqu’au soir je regarderais le vent dessiner des figures sur les eaux transparentes, je respirerais l’air empli de milles senteurs, j’écouterais le chant des oiseaux, le bruissement des insectes dans les herbes, le son des battements de mon coeur et celui du souffle de la vie débordant de partout. Mais voilà je suis né, comme vous, de ce côté-ci du monde, j’y ai rencontré l’amour, il y a mes enfants, mes petits-fils, des amis, des tas de souvenirs et de petites habitudes. Il y a mon quartier qui est comme un village, avec ses épiceries, ses boucheries, ses écoles et ses bistrots. Le soir, quand que l’automne ressemble au printemps, un peu avant le souper, je sors de chez moi, je m’installe à cette terrasse-ci ou à celle-là et je commande une bière. Que je bois lentement en fumant quelques cigarettes. De loin en loin un visage connu passe, que je salue et qui répond à mon salut. Là haut, un avion trace un long ruban dans le ciel d’un bleu violet et je suis bien. Je repense à la journée écoulée, aux minuscules instants de poussières de bonheur qui l’ont marquée et puis je pousse un long et profond soupir de plaisir et de contentement. Je me lève, rentre dans le café, me dirige vers le comptoir pour payer la bière à la gentille petite serveuse - je crois qu’elle s’appelle Annick - je salue l’assistance et je rentre chez moi. A peine une cinquantaine de mètre à parcourir. L’épicerie maghrebine est en train de fermer, chez Franca, le store est déjà baissé et Piou-Piou, la petite chatte infidèle saute après les mouches derrière la vitre. En rentrant, je mets la tarte aux légumes au four. Dans une petite demi-heure j’appellerai les enfants et nous mangerons dans la cour-jardin.
4 septembre 2004
Je suis allé à la mer. Avec Antoine et sa jeune compagne. Comme ça, sur un coup de tête, pour effacer la terrible déception que les deux jeunes avaient éprouvés à la suite d’un projet qui ne s’était pas concrétisé. Ainsi donc, j’ai trouvé, dans l’urgence, un petit studio à quelques dizaines de mètres de la digue, nous avons pris le train puis le tramway de la côte et puis voilà. Pendant que les chers petits se doraient au soleil et prenaient des bains de mer, moi, avec mon short, les pieds nus, je faisais de longues promenades, de l’eau jusqu’aux mollets en longeant les vagues et à l’affût des minuscules évènements que j’affectionne. Les deux petits vieux tout ratatinés, elle avec sa robe retroussée et son chapeau de paille, lui le pantalon en accordéon, bras-dessus, bras-dessous, barbotant dans l’eau salée. Le jeune papa assis sur le sable mouillé pendant que son jeune bébé, assis entre ses jambes, nu comme un vers, riait de voir les vaguelettes monter et descendre et entourer son petit corps potelé. Et puis ces fortes femmes, sans complexes, exhibant leurs bourrelets et leur cellulite, allongées sur le sable chaud pendant que leurs maris faisaient une partie de boules. J’ai trouvé tout cela absolument charmant et même émouvant. Tous ces gens, qui ne peuvent s’empêcher de pratiquer le badminton, le tennis, le volley ball, le football, et qui, le soir venu, se promènent le long de la digue, prennent un verre aux terrasse des bistrots, les gosses qui foncent à toute allure sur leur vélo ou leur cuistax... Bon, tout ça ne vaut pas un clair de lune à Maubeuge ou des vacances au Kremlin-Bicêtre mais je me suis senti bien, détendu, calme, serein. Et j’ai regardé les nuages. Je les regarde de plus en plus, les nuages. La semaine dernière j’ai pris un bus qui allaient vers la Hesbaye, à quelques kilomètres de Liège. La Hesbaye, c’est plat, un peu comme un avant-goût des Flandres. Et le ciel paraît plus vaste. Je suis descendu du bus au hasard et j’ai marché, le nez au ciel. Il y avait, là haut un spectacle de toute beauté. Des nuages, des tas de nuages. Des gris presque noirs, qui roulaient et roulaient au premier plan; et plus haut, des gris légers et floconneux, avec les bords illuminés par les rayons obliques du soleil. Ne riez pas mais les nuages, il me semble qu’ils ont des choses à me dire, qui ont à voir avec l’éternité. J’ai ressenti la même chose, assis sur le sable encore tiède, en regardant le soleil se coucher, le dernier soir de notre séjour. Là aussi, c’était grandiose, au delà des petites et mesquines contingences de nos vies, qui passent si vite. Les nuages, eux, et le soleil se disputaient les faveurs du ciel bien avant que notre espèce ne voit le jour. Et quand nous aurons disparus, ils seront encore là, les nuages, le soleil, les haies le long des plantations de betteraves, les arbres centenaires et les prés, les fourmis et les araignées, les papillons, les mulots, les taupes sous la terre, cette majestueuse Nature enfin, dont nous ne sommes peut-être, après tout, qu’un accident. Je suis allé au cinéma, aussi et j’ai énormément vibré en voyant ce merveilleux film du coréen Kim Ki-Duk. Ca s’appelle «Printemps, été, automne, hiver et... printemps». C’est d’une immense poésie, c’est une leçon de philosophie orientale et c’est une fable qui nous dit que l’amour humain peut mener au parfait bonheur comme aux pires tourments. En rentrant, ce soir là, en compagnie d’un verre de vin, je me suis remis en mémoire quelques-uns des préceptes de Lao-Tseu et j’ai longtemps savouré le silence de ma cour-jardin en suivant le lent et langoureux cheminement d’un énorme escargot, avec sa maison noire sur le dos. Au dessus de ma tête, le ciel était bleu, de légers nuages glissaient, eux aussi langoureux et tendres. Je pensais que la vie était une chose merveilleuse, fragile et incertaine, qui nous brûle ou nous glace, selon la bonne ou la mauvaise fortune...
5 juin 2004
Celui-ci, par exemple, qui fait partie de mon cercle; pas le Cercle où je prends le thé après ma partie de golf hebdomadaire, non, le cercle dans lequel, lui et quelques autres se tiennent sans se bousculer, le cercle de celles et de ceux qui me font don de leur amitié, de la chaleur qui m’est nécessaire et qui donne à mes jours cette impalpable lumière, cette douceur attentive et patiente qui repose en moi et me donne le courage de vivre encore. Celui-ci, disais-je, qui est passé chez moi lundi soir, épanoui, débordant d’avenir, amoureux: voilà, amoureux. Que c’est beau un jeune-homme qui, hier encore avait le coeur dévasté, qui regardait son monde s’en aller à la dérive, que c’est beau les mots qui lui viennent, ces mots de rien du tout qui sont les mêmes depuis que l’amour habite l’univers. Quel réconfort que ce visage ensoleillé par les promesses naissantes qui font taire les souvenirs des anciens serments. Quelle étrange et inexplicable alchimie que celle qui préside au miracle qu’est la naissance de l’amour et quel tortueux chemin emprunte-t-il, l’amour pour, parfois, être brisé net dans son élan et tomber tel un grand oiseau aux ailes disloquées. Mais cet oiseau et tous les autres, que leurs cendres se dispersent au gré des vents de ce printemps; assez des sombres nuées au dessus des mornes sépultures ! La vie déborde de partout: le polygonum, dans la petite cour est pris de frénésie, il pousse ses feuilles en forme de coeur dans toutes les directions, le vert flamboyant est à la fenêtre de la pièce où je travaille; du coin de l’oeil je le vois vibrer, là, en haut, sur ma gauche et puis, à l’instant, la brume du matin se disperse et le soleil tente une sortie timide tandis que, dans la cuisine, de l’autre côté de la cour, un petit chat, arrivé dimanche sommeille paisiblement dans la caissette garnie d’un bout de couverture. Ah, le petit animal... qui ajoute à la poésie des lieux, joue avec tout ce qui lui tombe sous la patte, me suis partout, jusque sur le petit divan où je me prépare à la sieste, grimpe sur mes genoux, escalade ma poitrine et cale sa jolie petit tête qui sent la vanille sous mon menton et s’y endort en même temps que moi. Pour l’heure, il est dans la cour à se disputer avec un brindille et il saute et caracole, roule sur lui-même, se dresse sur ses pattes arrières, fait trois ou quatre bonds et puis se lance dans une course effrénée à la poursuite de la boulette de papier que je lui lance. Je l’écrivais tout à l’heure à un vieil ami: nous sommes comptable de notre bonheur, c’est à nous de veiller à sa fragile présence en nous, autour de nous. Quand il se présente à nous, surtout ne le laissons pas s’enfuir trop vite, retenons-le autant que possible et bénissons cet instant qui ne reviendra plus. Et bénissons la vie même si elle n’a pas de sens ou si ce sens nous échappe et nous est à jamais inaccessible; bénissons l’amour aussi, celui-ci, qui n’est plus et toutes les amours qui font naître l’avenir pour celles et ceux qui y renaissent et qui sont transformés et heureux. Denise avait raison, qui m’écrivait, à la suite d’une de mes chroniques, “... et pourquoi détourner les yeux quand on les voit s’aimer? Est-ce que la nostalgie ou la peine ne sont pas infiniment préférables au neutre? D’avoir connu sur sa joue une main à fleur d’âme nous a rendu, pour toujours, sensible d’une façon bien particulière au parfum des Lilas et au bonheur de la vie”. Voilà ce qu’une vieille dame m’écrivait, une vieille dame que je vais avoir, sous peu, le plaisir de rencontrer chez des gens charmants qui habitent pas loin de chez moi et qui m’ont invité. Des amitiés vont naître, je le sens bien, et puis il y aura des mots et des rires, du vin et du fromage, du soleil, sans doute. Oui, je sais, tout cela peut paraître de peu d’importance devant les désastres qui s’accumulent un peu partout et de tant de manières. Mais enfin, comme le disait Montaigne “La plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi. Il est temps de nous dénouer de la société puisque nous n’y pouvons rien apporter.”
8 mai 2004
Je m’en doutais; ça fait longtemps que ça me travaille. Et il a fallu un article dans “Le Monde” pour que mes soupçons se confirment: vous êtes coupables, vous les femmes dont les mères, il y a trente ans, entreprirent la longue, harassante et cruelle lutte vers votre émancipation. Vous êtes coupables de nous avoir, nous les hommes, complètement chamboulé, remué, vidé de notre ancestrale substance, vous avez déboulonné nos statues, déchiré et éparpillé les icônes qui symbolisaient notre autorité et notre toute puissance. Nous ne sommes plus que les pâles reflets de ce que nous fûmes; nos gestes, nos pensées, nos activités, nos émotions, notre voix même se sont transformés. Vous avez débusqué et construit, dans les ténèbres de la longue et fatale histoire de l’aliénation auquel votre sexe était soumis, votre nouvelle identité. Vous avez tracé de nouvelles frontières, le long desquelles nous campons, inquiets, désemparés, désarmés nous qui rigolions quand vous défiliez dans les rues en brandissant vos soutiens-gorge après que nous eûmes rangé les drapeaux noirs et rouges de la révolte qui avait annoncé la vôtre. Nous étions machos, vous nous vouliez prévenant, attentif, doux, tendre et nous le sommes devenus; nous avons rangé nos canettes de bières, nous nous sommes mis à faire la vaisselle, appris la cuisine, torché nos enfants avant de les mettre au lit pendant que vous sortiez entre-vous. Aujourd’hui, nous n’avons plus honte de pleurer quand nous sommes tristes ou désemparés, nous savons mieux parler des émotions que nous cachions, jadis, quand nos pères nous disais qu’un homme ça ne pleure pas. Oui, femmes, vous êtes coupables, mais vous avez des circonstances atténuantes; c’est vrai, vous avez souffert longtemps, trop longtemps, par notre faute et notre aveuglement et pas mal d’entre-vous, aujourd’hui encore, dans des contrées pas si lointaines, souffrent encore et sont soumises à des lois infâmes et cruelles, prétendument venues directement du ciel, qui déshonorent ceux qui les défendent et les appliquent. Moi qui suis un homme d’ici et de ce temps, je vous le dis: coupables vous êtes, oui, mais vous ne méritez d’autre châtiment que celui que vous vous infligez vous même. Car, oui, maintenant, nous sommes assez grand que pour nous débrouiller sans vous. J’en connais des hommes qui, comme moi, vivent sans compagne, sans épouse et qui s’en tirent parfaitement et qui se satisfont fort bien de cette solitude. Qui sont capables d’aller au pressing laver leur linge, le repasser et le ranger, qui font leurs courses tout seuls sans être harcelé à tout bout de champs et sommé d’acheter ceci plutôt que cela; qui font leur vaisselle quand ça leur chante, traînent en calebart jusqu’à midi le dimanche et les jours fériés, qui sont d’excellents pères et apprécient la compagnie des femmes sans rien leur demander d’autre que d’être simplement ce qu’elles sont. Moi qui vous cause, pas plus tard que lundi, j’ai passé ma matinée à repasser le linge de la mère d’Antoine pendant qu’elle se crevait et transpirait à faire le grand nettoyage de printemps de son jardin. Mercredi, j’ai repassé le linge de mon neveu, pendant qu’il s’occupait de son magasin; ses filles sont arrivées: Roxanne, Natacha et Odile, j’ai joué avec elles, je leur ai donné leur bain, les ai séchées et frictionnées en les faisant rire et vous savez quoi? J’avais bon de faire ces gestes, j’adore le repassage en écoutant les Beatles, j’aime ces adorables petites filles qui m’appellent Tonton et qui sont capables, ces angelots, d’imiter Pierre Desproges dans la fameuse tirade qui ouvrait, il y a plus de vingt ans, ses réquisitoires des flagrants délires sur France-Inter. Et je connais des femmes de cinquante ans qui soupirent et qui voudraient tant qu’un homme leur tiennent la main, le soir, devant la télé et qui, il y a vingt ans, ont plaqué leur Jules, devenus trop gentil, trop doux à leur goût pour un chauffeur routier velu qui s’est tiré avec leur fille, le salaud...