Je ne pourrais expliquer ni encore moins de tenter de savoir pourquoi mais je suis forcé de constater qu’ il s’est passé, pour moi, des choses singulières, dimanche denier. Oh, des choses de bien peu d’importance en regard de la marche du monde, des conflits de toutes sortes, de la vie comme elle va autour de nous. Et qui est si désolante, parfois. Je revenais d’un rendez-vous. Qui fut doux et tendre et rempli de cette chaleur qui fait que, pendant un peu moins de deux heures, mon âme s’est remplie d’une félicité qui m’a accompagné jusqu’à mon nouveau quartier et, plus précisément, dans l’un des quatre cafés situés, chacun, aux angles du carrefour qui se trouve à une dizaine de mètres de là où j’habite. Au vrai, je n’en fréquente qu’un, de ces bistrots, j’y ai déjà mes habitudes. Ce sont toujours les mêmes, assis au comptoir; qui me salue distraitement, qui discutent et rigolent, se chamaillent, parfois. Ce sont des gens simples, avec qui il m’est arrivé d’échanger quelques mots, qui ne savent rien de moi de même que je ne sais rien d’eux. Chacun sa petite planète symbolisée par un verre de bière. Vous savez ce que j’en pense, des cafés, des tavernes et des comptoirs. Ce sont des îlots dans la grisaille des jours, des lieux de communication et d’échange pour ceux qui en sont privés par ailleurs et qui viennent là pour se sentir moins seuls ou plus prosaïquement pour se saouler consciencieusement. Enfin, je me suis assis à ma table habituelle, à gauche, face aux dos de ceux qui sont accoudé au zinc. La nuit était déjà largement tombée et il neigeait. Derrière les énormes flocons et la vitre sur laquelle est peinte l’enseigne des lieux, il y avait un réverbère de l’éclairage public, d’une lumière blanche et intense et, fixant résolument un point précis du vitrage et ne le quittant pas des yeux, voici que les flocons, secoués par le vent, tombant vers le sol par dizaines de milliers, se sont transformés en autant de minuscules comètes qui traçaient dans l’espace des rayons fulgurants, des traits de lumière continus. Et j’étais là, devant mes trente-trois centilitres de bières, regardant la beauté du monde, l’extraordinaire féerie lumineuse et je soupirais d’un bonheur tout bête, d’une joie légère. Autour de moi, il y avait le brouhaha des conversations, je ne sais quelle chansonnette idiote dans les hauts-parleurs et, dehors, l’hiver qui se donnait en spectacle. Et puis j’ai repensé à cette discussion que j’avais eu, deux soirs auparavant, avec un vieil ami. Une discussion âpre et presque douloureuse qui portait sur cette réalité que nous partageons et sur la manière d’y intervenir, chacun selon ses moyens et ses convictions. Douloureuse, disais-je, car notre désaccord s’est avéré profond. D’un côté, l’on disait qu’il fallait “éveiller les gens”, les prendre à témoin, leur expliquer et leur montrer l’étendue du désastre, leur donner les clés de la compréhension et les moyens de l’action. De l’autre, on défendait l’idée qu’il appartient à chacun de faire son chemin, de ne compter que sur sa propre et souveraine volonté, d’aller patiemment et à petit pas vers ce que j’appellerais une forme de la sérénité. Le premier disait que le savoir, la culture, ne pouvaient que rendre les gens mieux à même de comprendre et saisir l’étendue de leur aliénation et de forger les armes de leur émancipation; le second soutenait que c’est dans la solitude, dans la réflexion qu’il faut s’essayer à vivre la vie vraie, débarrassée de ce qui l’encombre et la nie. D’une part, un discours à vocation messianique, de l’autre, le sérieux inséparable de la légèreté, la nécessaire modestie devant l’inconnaissable de notre condition première et ultime et, enfin, la revendication du droit au bonheur à la marge des courants dominants. En guise de conclusion et afin de vous donner de quoi prolonger ces réflexions, cette définition du messianisme, extraite du dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville: “C’est attendre son salut d’un sauveur, au lieu de s’en occuper soi-même. Le contraire, donc, de la philosophie.”
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