Délicieux. C’est le mot qui m’est venu à l’esprit, l’autre soir un regardant ce vieux film de Jean Delannoy, “Le baron de l’écluse”, avec Gabin, souverain et sans ses tics habituels; moues goguenardes, mouvements du menton et gros yeux furibards. Et puis, Micheline Presle, Jean Dessailly, et tous ces comédiens qui donnent cette impression de ne pas jouer mais d’être pris sur le vif et qui arrivent à faire oublier qu’une caméra suit le moindre de leurs gestes, qu’il a bien fallu, tout de même, mémoriser les répliques écrites par Audiard et, si ça se trouve, recommencer plusieurs fois telle ou telle prise. Délicieux parce-que, en 1959, année de sortie de ce film, j’avais quatorze ans et que le décor, les vêtements, enfin tout l’environnement de l’histoire avait, pour moi, le caractère d’une douce nostalgie. Nostalgie d’une époque où le temps s’écoulait plus doucement qu’aujourd’hui, où les gens se parlaient encore dans une langue riche et imagée, où les bonnes manières voulaient encore signifier quelque-chose, une qualité dans l’échange et dans le propos, un souci de l’autre, tout cela qui rendaient précieux les instants de la vie la plus simple et qui a disparu. Et qui ne reviendra plus. Bien sûr, pour autant que l’on sélectionne rigoureusement les rencontres avec, pour corollaire, une relative solitude, on peut encore, de loin en loin, retrouver un peu de ce parfum d’antan, mais ces instants sont rares ou alors ils sont du domaine de l’intime, de la sphère particulière et secrète où peuvent se tenir deux êtres qui se sont choisis et qui partagent et ont en commun cette exigence du bien dire, de la parole vraie, de l’échange qui veut aller au plus profond et à l’authentique. Mais, très généralement, l’époque qui est la nôtre et à laquelle on ne peut échapper, est bien celle de l’appauvrissement exponentiel de tout ce qui faisait la qualité des anciennes manières de parler, d’écrire et, conséquemment, de penser. Car si les mots viennent à manquer, si les cris et les borborygmes - qui sont, littéralement, les murmures produits dans l’abdomen par les gaz intestinaux - prennent toute la place, les mots et les idées qui en résultent ne peuvent-être que des pets. Voyez les premières pages de certains journaux, écoutez la musique d’aujourd’hui ou ce qui en tient lieu et les textes des rappeurs, allumez votre téléviseur à certaines heures, mettez-vous à la lecture des ouvrages qui font l’actualité, allez voir tel film et dites moi si, réellement, tout cela n’est pas profondément vulgaire et nauséabond et si le silence n’est pas de loin préférable à ce déferlement d’ordures. Des auteurs connaissent le succès pour révéler avec force détails leurs prouesses sexuelles, leurs écrits tiennent, selon la critique médiatique, de la littérature et ces gens courent d’un plateau de télévision à l’autre pendant des semaines, s’auto-congratulent, et se tapent dans le dos et, le plus sérieusement du monde, baissant les yeux avec une fausse pudeur tout à fait touchante, ils reçoivent de leurs pairs les hommages et les louanges que justement ils attendaient et dont ils sont si friands. Des jeunes des banlieues sinistrées se lancent dans la carrière des variétés, dénoncent la violence après en avoir goûté les noirs délices, font mine de s’insurger contre le désordre établi, en appelle à la révolte et à l’insoumission et puis, le succès et l’argent les introduisent dans l’univers du show-business où ils côtoient les footballeurs de renom, les mannequins, les stars confirmées et les animateurs-vedettes des grandes chaînes devant lesquels ils peuvent à loisir se donner en spectacle. Tout le reste, de la politique aux exploits de la science et de la technologie de pointe, est à l’avenant et il est vain, désormais, de prétendre vouloir encore changer quoi que ce soit à cette pesante réalité. Tout au plus pouvons nous, chacun pour nous-mêmes, chercher refuge dans une manière de retraite, faite de méditation, d’attention à ce qui nous est le plus proche, de présence à la vie la plus simple. C’est le bien que je vous souhaite.
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