L’autre soir, étant dans un relatif désoeuvrement - état que j’affectionne particulièrement - je me suis installé dans mon petit divan recouvert de tissu imitation léopard et j’ai allumé la télé. Rien que de très banal, j’en conviens. Hé bien, j’ai été servi, si j’ose dire. Sur une chaîne, il y avait un terrible reportage consacré à la libération des camps de la mort par les armées anglo-américaines et russes. Je ne vous cacherais pas que, tout en étant parfaitement au fait de cette sinistre période de notre histoire, les témoignages de quelques-uns des rescapés de ces enfers terrestres m’ont considérablement touchés et le mot est faible. Et puis, il y avait les images. Vous savez bien, vous les avez déjà vues, ces rangées de cadavres nus et squelettiques, ces amoncellements de corps décharnés qu’un bulldozer, conduit par un soldat britannique, pousse jusqu’à la fosse commune. Vous les avez déjà vus, ces yeux encore ouverts sur l’innommable, ces bouches béantes figées dans l’appel du dernier souffle de vie. Et j’étais là, fumant des cigarettes, bouleversé par l’histoire de ce rescapé qui, rentré à Paris et soigné dans un hôtel mis à la disposition de ceux qui revenaient de Buchenwald, d’Auschwitz ou de Bergen-Belsen, racontait comment il avait retrouvé là sa femme, qui en était revenue elle aussi et qu’il croyait disparue. Et leur joie et leurs larmes et les larmes de ceux qui les entouraient. Et des images encore. Les soldats américains abasourdis, les bras ballants devant ces hommes fantomatiques; et cette détenue, à bout de forces, accroupie dans la poussière et qui pleure, pleure et embrasse et embrasse encore la main de ce soldat russe venu en libérateur, innonde de ses larmes cette main.Tout cela a été. Mais dans cinq ou six cents ans, les historiens de ce temps là parlerons de cela comme ils parlent aujourd’hui de la férocité des légionnaires romains ou des massacres joyeux auxquels s’adonnaient les hordes de Gengis Khan. L’histoire la plus ancienne est une fresque qui n’a pas plus de réalité qu’un film qui la restitue. Ni moi, ni personne ne peut ni ne pourra avoir accès à cette somme vertigineuse de souffrance, accumulée depuis l’aube de notre humanité. C’est ainsi: collectivement, nous balançons et nous balanceront toujours entre le meilleur et le pire et je trouve assez juste cette formule qui dit que l’Histoire ne se répète pas, mais qu’elle bégaye. Les régimes anciens sont balayés par de belles et hautes espérances, qui sont noyées par la terreur; les Empires s’effondrent, les civilisations sont englouties, les grands conquérants laissent la place aux petits hommes dont parlaient Nietzsche, ceux-là qui dirigent aujourd’hui la planète, avec leur misérable mentalité d’épicier. Devant cela, encore une fois, je veux redire ce qui me paraît vrai. C’est à l’échelle infime, au niveau le plus modeste, c’est à dire, à la hauteur de chacun, que le plus important se joue. Il n’y a, à cet égard, ni grandes ni petites choses; d’une certaine façon, tout peut-être considéré comme parfaitement égal. Il ne s’agit plus, il s’agira de moins en moins d’une quelconque résistance armée; je pense plutôt à une résistance désarmante, sobre, silencieuse, parcimonieuse dans ses intentions autant que dans ses effets. Je ne parle pas de ce replis frileux et mesquin qui est la marque de ceux qui sont persuadés qu’ils n’ont pas eu ce que leurs prétendus mérites ou talents auraient dû leur offrir. Je veux parler de présence au plus profond de soi, mais dans la plus complète et libre ouverture aux autres, à la vie, à toute la vie. Ce soir, de la fenêtre largement ouverte de ma chambre, je vois un ciel merveilleusement bleu et la lune, qui me fait signe. Il règne un grand et beau silence et je ne regrette rien de ce qui m’est arrivé ou non. Dans la plus extrême conscience de la fragilité et de la brièveté de tout, je rêve qu’un jour la paix qui m’habite en cet instant soit commune à tous les hommes; et qu’ils soient simplement heureux de cela.
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