Un vieil ami a fait sa réapparition; après presque vingt ans de silence, de son côté comme du mien. Nous nous sommes revus, l’autre jour, dans sa petite villa d’un village des bords de l’Ourthe. Il a vieilli, l’ami, et moi aussi. Et pourtant nous avons eu l’impression, l’un et l’autre de nous être quitté le soir d’avant. L’amitié est sans doute la plus belle chose qui soit, elle ne connaît pas la jalousie, elle admet l’absence et les longs silences, elle construit le dialogue et la complicité au fil du temps qui passe, elle a un beau visage ridé et des cheveux qui blanchissent. Nous avons évidemment beaucoup parlé, il fallait tout de même voir un peu où nous en étions de nos vies respectives. Nous n’avons pas été déçus. Plus le temps passe et plus les choses apparaissent dans leur vérité. Lui comme moi regardons le monde avec ce que l’âge apporte de distance, de recul, plutôt, devant ce qui est bien une accumulation de faits de toutes natures, petits ou grands, et qui, par le seul jeu de la fortune ou de l’infortune, transforment et orientent la vie de chacun et celle de tous. Vous vous souvenez, la semaine dernière, je terminais ma chronique en rendant hommage aux anciens et comment, chaque jour ils me réconciliaient avec la vie et me rendaient serein vis à vis de ce qui arrive ou n’arrive pas. Ce qui est étonnant et qui ne cesse pas de m’émerveiller, c’est combien le plus inattendu peut survenir, selon que l’on déambule dans le soleil printanier ou que l’on soit assis sur un banc public à simplement contempler le passage d’une péniche, chargée de sable gris, remontant la Meuse avec majesté. Partout, tout le temps, les surprises arrivent. On s’approche de la terrasse d’un café, on tourne la tête à la recherche d’un siège disponible et on rencontre un regard, on se penche pour un baiser léger, on s’asseoit et le bonheur est au rendez-vous; un bonheur qu’on n’attendait pas et qui surgit de nulle-part qui vient du néant et passe à l’effectivité. Il en va de même des petites et grande contrariétés, il en va de même pour tout. Justement, nous parlions de cela, à un moment, l’ami Marcel et moi pendant que, par la fenêtre, je voyais les nuages passer au dessus de la vallée; de ce si peu de choses qu’il a fallu pour que, simplement, lui et moi puissions être là, à nous parler. Et de ce que chacun de nous représentait vraiment, en regard de ce Tout qu’il y a et qui nous semble si bêtement évident. Pensez un peu à celà, à ces infimes portions de matière vivante, venant d’un homme et d’une femme au moment de leur accouplement, se mélangeant ou non pour donner ou non celui-ci et cet autre, en train de se retrouver en mangeant, sur le coup de quatre heure, un morceau de tarte à la cerise. Il s’en est suffit de si peu pour que le mélange ne prenne pas, pour que l’un ou l’autre ou les deux, à un moment, ne puisse pas être. Et qu’a-t-il fallu pour qu’ils soient ? Que cette matière vivante qui était là avant eux, qui s’est transmise de génération en génération, veuille bien les constituer, les faire être. Et faire être, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi être si l’on n’est que ce transmetteur de vie qui ne fait que passer un temps incroyablement bref dans la formidable existence de ce Tout qu’il y a et qui était là avant, et qui sera encore là quand tous les vivants à deux pattes aurons disparus. Et pourquoi ce qui existe est-il “comme ça” plutôt que “comme ceci”, pourquoi l’herbe est-elle verte et pourquoi le couteau est-il tranchant, pourquoi la terre tient-elle dans le vide et tourne-t-elle sur elle même, pourquoi cette femme me touche-t-elle autant alors que les autres me sont indifférentes ? C’est comme ça, c’est simplement comme ça et il n’y a à tout cela aucune explication autre que partielle; aucune des tentatives pour dire la réalité intime des choses n’a encore réussi. Et la guerre ? Elle dure encore et je n’y puis rien. Une citation, pour finir, pour faire plaisir à une auditrice; elle est de Nietzsche et elle dit ceci: “Silence, silence, marche doucement”...
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