Il y a eu cette phrase, à un moment donné, qui est une image et, en même temps, une philosophie exactement conforme à la figure de Johan Van Der Keuken dont vous n'ignorez pas qu'il est passé, il y a quelques jours, de l'autre côté de la toile blanche; c'est une phrase de lui évidemment, qui dit ceci «il faut bombarder le monde avec le regard». A première vue, ça fait plutôt martial, ça vous a une connotation guerrière, voire mmeme conquérante, c'est un fait; mais, si on se donne la peine d'aller voir du côté de ce que ce bonhomme a fait pendant des dizaines d'années, comment il pratiquait son métier et son art, on ne peut que parfaitement comprendre le sens de la formule. Ce type est allé partout, les yeux en bandoulière dans la mesure où, justement, la caméra était pour lui le prolongement mécanique du regard, de son regard à lui qui, par la magie ou, si vous préférez, le truchement de la technique, devenait immanquablement un autre regard, le nôtre. Car c'est bien là, n'est-ce pas, ce qui fait le cinéma documentaire: un type regarde le réel, il fait le tour d'une place de Paris, il interroge des paysans égyptiens, il se tient debout, au coucher du soleil, sur une plage et la manière qu'il a de rendre compte de ce qu'il voit lui, dès lors que la pellicule est développée, le film monté et projeté, devient la seule manière possible, pour nous, de voir. Il y a, dans la démarche de Van Der Keuken, un sens et un esprit du don qui ne peut pas nous échapper; en filmant, il dit seulement ceci: je regarde, je vois, je témoigne et ce que je regarde, ce que je vois, ce dont je témoigne et la façon que j'ai de mener ces activités, je vous les donne, je vous en fait cadeau; les images et les sons sont enfermés dans cette boîte de métal, ce cylindre plus large que haut, cela fait autant de mètres, ça va durer un temps déterminé et cela est ma volonté. Maintenant, un projectionniste va sortir la pellicule de sa boîte, il va fixer le film dans la délicate machinerie du projecteur, le noir va remplacer la lumière et vous allez voir ce qu'il vous plaira de voir. Et l'on voit, on voit par les yeux de ce grand type au drôle d'accent et on ne peut voir que ce qu'il a vu, que ce qu'il a filmé du réel qu'il a vu, avec sa manière de voir et seulement avec ce regard-là. Bien entendu, on pourra toujours gloser, analyser, critiquer, ne pas être d'accord avec cette manière de voir le réel; on pourra toujours argumenter, dire que, à sa place, on n'aurait pas fait comme ceci ou comme celà, c'est de peu d'intérêt. Il n'y a en tout cas pas d'équivoque possible, Van Der Keuken est d'une moralité irréprochable, jamais, nulle-part, il ne cherche à nous tromper, il manie les images et les sons comme l'artisan tonnelier travaille le bois et l'acier pendant des jours et des jours au terme desquels il montre fièrement le résultat de son savoir-faire et de son ingéniosité, un tonneau parfaitement étanche qui le sera encore dans cent ans. Et si, dans cent ans, il reste des survivants de notre misérable et passionnante espèce, on regardera encore les films de Van Der Keuken et on ne pourra qu'en conclure que le monde qu'il aura connu et filmé en même temps qu'il tentait, comme nous, de le comprendre, était bien notre monde, avec sa poésie bouleversante, son insupportable laideur, avec ses hommes et ses femmes, dispersés aux quatre coins d'un horizon qui allait toujours s'éloignant, exigeant de nous que nous le rendions meilleur, ce monde... Mais la beauté et l'harmonie ne sont pas encore un monde et c'est dans la connaissance du négatif partout à l'oeuvre qu'il nous oblige à la lutte, inlassablement. Mais c'est une guerre de l'esprit et de l'intelligence, ce sont des batailles qu'il nous faut emporter avec les armes tendres et moelleuses de notre regard et de notre coeur, car s'il faut bombarder le monde avec les yeux, il faut aussi lancer à tous les vents les poignards aiguisés sur la pierre palpitante de nos coeurs.
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