Rien de pire que le cinéma pour vous faire sentir que le temps passe... Un peu comme les vieilles photos où l’on se voit, toujours enfant, en compagnie des parents qui ont, sur le papier glacé noir et blanc, à peine l’âge qu’on a au moment qui nous surprend à contempler l’image figée des temps anciens. Celui de l’insouciance et des surprises qui vont venir et déterminer l’avenir, pour une bonne part. C’est le même sentiment qui m’animait, l’autre soir, en regardant ce vieux film qui met en scène ce vieux roublard de Jean Gabin et la très belle et catastrophique Brigitte Bardot, dans un Paris aujourd’hui disparu où déambulaient les Renault Dauphine, Simca, Peugeot 203 et les tractions avant Citroën. En ce temps-là, j’étais un petit garçon timide et chétif qui ne pouvait évidemment pas imaginer devenir ce quinquagénaire extraverti et rigolard, sombre et grave, léger et pesant, tout à la fois, qui cause dans le poste et mène comme il peut les années qui passent à une allure folle, avec l’apparition de cette petite douleur, à hauteur de la hanche, à gauche, là où le fémur s’articule au bassin, avec cette toux du matin, depuis tant de matins qui me voient sortir du lit douillet, gravir les quelques escaliers qui mènent au réchaud, à l’eau à faire bouillir pour le premier café, à la première cigarette du jour. Les enfants se marient, on les voit moins; eux aussi, comme on dit, font leur vie. Eux aussi, par hasard, tombent sur une photo et disent à leur femme, hé, regarde, c’est mon père, avec moi, il a changé, hein? moi aussi... Faudra tout de même passer lui dire bonjour, un de ces quatre...Et puis, comme moi, ils remettront la visite à une autre fois parce-que, là, tout de suite, il y a ceci ou cela qui ne peut attendre et puis, bon, c’est pas toujours un cadeau, le père, avec ses belles années sans télé, mai 68, la guerre du Viêt-Nam et les manifs...Ce vieux machin qui persiste à trouver les livres plus beaux et plus précieux que la multiplication des sites internet et les jeux dans les rues de son enfance plus passionnants que les images virtuelles, je me rends parfaitement compte que c’est moi. Je sens, dans la profondeur de mes fibres, le poids terrible et inéluctable d’un passé qui est désormais bien plus étroit que l’avenir prévisible. J’ai cette conscience douloureuse de n’avoir pas réalisé le millième de ce à quoi je rêvais aux belles heures d’une adolescence marquée par des infimes événements, par des rencontres décisives aux détours des pages de quelques livres et par les soubresauts d’une époque qui m’ont fait connaître et aimer quelques-uns de ceux qui étaient et qui restent les consciences aiguisées et farouches qui passent aujourd’hui pour les représentants encombrants et passés de mode d’une époque qui fait rire les spécialistes et les adorateurs de ce village planétaire dont les habitants parcourent les sinistres banlieues, suivis à la trace par des millions de caméras, actionnées par les fils de ceux qui remettaient de l’ordre dans les rues que mes contemporains s’obstinaient à dépaver allégrement dans l’espoir d’y trouver les plages de sable blond où s’asseoir pour regarder le soleil se coucher sur un monde un peu moins malheureux. Les traces qu’ont laissés en moi ces rêves avortés sont inaltérables et toujours habiteront ma carcasse vieillissante. Encore et toujours je continuerais de chanter, avec quelques autres, les matins lumineux, les chemins de traverse, les rencontres fulgurantes, l’amour fou et les mauvaises passions contre les lourdes certitudes, le temps figé et l’ennui grisâtre et mortifère. Encore et toujours les étoiles qui me sont apparues brilleront en mon âme et l’accompagneront et réconforteront mon corps fatigué. Et la plus brillante d’entre-elles qui a ce visage et ce regard et ces mains et ce coeur, elle m’apparaîtra dans ma dernière nuit...
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