Ce serait une erreur, selon moi, que de prendre trop à la légère ce qu’un certain cinéma, avec,bien sûr, ses outrances et ses invraisemblances, tente de nous faire voir de la réalité dans laquelle nous sommes plongés et qui, par petites touches à peine perceptibles, se transforme et bouleverse radicalement les rapports que nous entretenons avec elle. Potentiellement, nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, des ennemis de l’Etat. Nous promenons notre singularité à la surface de ce globe et cette singularité est mouvante et changeante; nous pouvons nous accommoder de tout pendant des années et subitement, à la suite de n’importe quel événement, nous pouvons tout aussi bien passer de l’acceptation passive et béate à l’insoumission radicale et à l’activisme. L’Etat, qui promulgue les lois, qui décide souverainement de ce qui est bon et nécessaire à la bonne marche des affaires publiques et des affaires tout court, est parfaitement conscient de ce que, dans les foules dont il régente les mouvements, se trouvent des gens susceptibles de constituer une menace plus ou moins sérieuse au fonctionnement harmonieux de la machinerie rigoureusement organisée pour des fins qui, strictement, ne regardent pas le vulgaire.Il y a donc des secrets qui sont bien gardés et les officines organisées en conséquence dans le sein de l’Etat ont pour mission de rendre compte à leurs mandants des résultats de leurs investigations dans les milieux dont ils supposent à tort ou à raison qu’ils constituent un danger pour les institutions et pour l’équilibre toujours précaire des forces en présence dans la société. La grande nouveauté en ce domaine - celui du contrôle et du renseignement - est l’extraordinaire développement des technologies dites de pointe dont l’essentiel des applications pratiques est l’apanage des policiers et des militaires de tous les Etats modernes. Les ordinateurs individuels et les jeux vidéos constituant, de leur côté, la partie la plus aimablement visible de l’iceberg. On sait ou on devrait savoir que les Etats-Unis d’Amérique ont mis au point une gigantesque couverture électronique de notre continent par le truchement de satellites capables d’intercepter toutes les conversations téléphoniques publiques et privées, avant qu’un personnel hautement qualifié ne passe l’essentiel de son temps, dans des bureaux climatisés, à les stocker, les répertorier et les classifier. De l’échange de mots doux entre amoureux aux tractations qui se voudraient confidentielles entre responsables politiques en passant par les négociations financières, les responsables américains sont donc en mesure de tout savoir de ce qui se dit de futile ou de stratégiquement capital de Lisbonne à Kiev et d’Ankara à Berlin. D’autres engins tournant pareillement autour de notre pauvre vieille terre sont munis de caméras perfectionnées à un point tel qu’elles sont capables de distinguer les titres du journal que vous lisez en attendant l’autobus. Il suffirait que des accords de coopération et d’échange d’informations soient signés entre tels et tels gouvernements pour que, glissant imperceptiblement, silencieusement et tout à fait confidentiellement d’un terminal d’ordinateur à d’autres, disséminés dans les ministères ou les centres de gestion sociale, les moindres faits et gestes de tout un chacun soient instantanément connus. Plus simplement encore, il est tout à fait possible de suivre à la trace n’importe quel quidam utilisant ses cartes de crédit, de téléphone, de sécurité sociale, d’affiliation à un syndicat ou que sais-je encore...De là à supposer qu’un individu ordinaire plongé dans une situation extraordinaire puisse être, à son insu, suivi, surveillé, épié, filmé, photographié, écouté dans à peu près toutes les circonstances de sa vie de tous les jours, des toilettes à la salle de bain en passant par l’intimité de son plumard, excusez-moi, je n’y vois rien que de tout à fait imaginable. Quand ce sera le lot de chacun d’entre-nous, il sera trop tard pour venir se plaindre du méchant Big Brother annoncé par Georges Orwel....
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