Dans les années soixante, à moins que ce ne soit au début des années septante, passait à la télévision une série qui s’appelait, si ma mémoire ne me fait pas défaut “Maîtres et valets”. On y voyait, dans toute sa sordide réalité, le quotidien de ces gens, au service de maîtres plus ou moins fortunés, le doigt sur la couture du pantalon pour ce qui était des majordomes et autres jardiniers et les tétons bien rangés derrière les tabliers empesés, pour ce qui était des cuisinières et des femmes de chambre. Je n’ai pu m’empêcher de repenser à cette longue suite d’épisodes en découvrant, l’autre soir, l’excellent film que James Ivory a consacré à ce brave et dévoué Monsieur Spencer et à la pauvre Madame Kenton engoncée autant que lui dans l’épaisseur de conventions et de rôles auxquels il leur est impossible de déroger sous peine de perdre tout crédit à leurs propres yeux. On se tromperait beaucoup ou, pire, on s’aveuglerait dangereusement, en pensant que ce monde s’est éteint en même temps que la période qui a vu une certaine bourgeoisie, arrogante et soucieuse de ses prérogatives, s’entourer d’une piétaille de domestiques de toutes fonctions qui lui était entièrement dévouée et qui, dans certains cas, à l’instar des deux héros du film, considérait que c’était un honneur et un privilège que d’être au service de leurs patrons. En ces temps éminemment démocratiques il se trouve encore des gens dont l’essentiel de l’existence est cantonnée dans de vastes demeures ou des appartements cossus où, au moindre coup de sonnette, ils accourent, déjà courbés et obséquieux, se mettent en position devant la maîtresse ou le maître de maison, à la distance voulue par l’étiquette et attendent les ordres. Des incidents récents, rendus publics par une certaine presse, dont on me permettra de saluer le courage, ont fait apparaître, dans certains milieux, des abus navrants et même, pour le dire crûment, des agissements crapuleux dont se sont rendus coupables de très honorables membres de ce qu’on nomme l'élite de notre si belle société qui, véritablement, exerçaient sur le personnel qui était à leur service une terreur et un chantage proprement immonde. Très vraisemblablement, les auteurs de ces agissements, risqueront peut-être l’une ou l’autre remontrance des services qui ont à charge de veiller aux intérêts de ces employés de maison et les choses continueront d’aller comme elles vont ou à peu près dans ce monde qui, aux yeux de beaucoup, paraît si lointain voire même, pour quelques-uns, avides d’histoires où l’on ne voit qu’heureuses princesses d’opérette et noblions dégénérés, si heureux et enviables. Ce serait oublier que, pour l’essentiel, les rapports qui prévalent dans le monde du travail sont également, sous des formes différentes, empreints des mêmes principes d’obéissance et d’acceptation des hiérarchies pointilleuses et tatillonnes et que nombreux sont celles et ceux qui subissent chaque jour les caprices et les lubies de petits chefs qui, en toute impunité, martyrisent ceux qui, d’une manière ou d’une autre ont le malheur de ne pas se conformer à cette fameuse “culture d’entreprise” qui n'est qu’une autre manière de qualifier les relations que se doivent d’entretenir entre-eux les maîtres et les esclaves. On ne m’enlèvera pas de l’idée qu’il ne peut y avoir d’esclaves que parce que ceux-ci, depuis des temps immémoriaux, acceptent d’avoir des maîtres et même, on peut le constater chaque jour, qu’ils demandent des maîtres à toute force afin que ceux-ci, dans leur immense bonté, leur donnent les moyens de travailler pour eux dans la plus parfaite abnégation et le plus grotesque dévouement et je sais de quoi je parle, je tiens à ce que cela se sache. Simplement, je connais ma condition, cela me scandalise, je cherche et je trouve en moi les forces qui me permettent, malgré et contre tout, d’en dire toute la funeste réalité.
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