Le bonheur, c’est bien, c’est chouette, c’est exaltant. Mais c’est aussi un dangereux poison pour ceux qui, comme moi, ont la lourde charge de donner le frisson, de faire bouillir les cervelles assoupies et de chambouler les fausses certitudes. Il faut une dose relative de petits emmerdements, de mélancolie ou d’insatisfaction pour ne pas se laisser aller à une euphorie qui peut vite s’avérer paralysante.Or, voyez vous, pour une foule de raisons, il se trouve que je suis présentement dans une période faste; il ne m’arrive que de très excellentes choses, tout baigne. J’aime et je suis aimé, on m’appelle de partout pour me proposer des projets enthousiasmants, mes enfants vont bien, je mange à ma faim et ce n’est pas un ridicule découvert bancaire auquel je suis habitué de longue date qui va m’empêcher de dormir. Certes, j’aimerais pouvoir acquérir une paire de chaussures convenables pour l’été, la télé couleur ce ne serait pas vraiment du luxe, un bout de terrain pour y construire une maison style “art déco”, je ne cracherais pas dessus, un p’tit lifting pour me rafistoler la façade, ce ne serait pas de trop, mais je peux encore supporter ma gueule un vingtaine d’années sans problème. Donc, là, maintenant, tout de suite, avec le printemps qui pointe le bout de son nez, je vois peu de motifs de m’indigner sur, par exemple, le sort des S.D.F. qui, eux aussi, bénéficient du léger redoux climatique ou de m’inquiéter outre mesure à propos de la crise qui oppose les méchants héritiers du Grand Timonier aux fringants chinois de Taiwan et à l’Oncle Sam. Ca déboucherait même sur une belle petite guerre...Tenez, au moins, j’aurais matière à vous ennuyer avec la concorde entre les peuples, l’absurdité des batailles et l’horrible perspective du feu nucléaire. Mais voilà, je m’en tamponne. Ah, on serait deux mois plus tôt, avec les petits matins gris et froids, les soirées qui commencent à l’heure du goûter et la neige maculée de crottes de chiens juste devant chez moi, je serais bon pour vous tracer les plus noirs portraits, je ne vous épargnerais rien. Mais, excusez moi, que Léon Lewalle se soit mis quelques dizaines de millions dans les fouilles et qu’il continue de couler des jours paisibles dans sa belle résidence campagnarde, je m’en bats l’oeil. Que l’escroc Bernard Tapie tourne dans le prochain film de l’inénarrable Lelouch, je trouve ça du plus haut comique. Que Claude Zidi ait le projet de lancer une série télévisée sur TF1 avec Toubon, Juppé, Tibéri, Michel Noir, Giraud et Poivre-d’Arvor, ce serait un imparable moyen de rendre encore plus ridicule une faction non négligeable de la classe politique d’outre-Quiévrain et de désavouer une fois pour toutes l’impayable journaleux qui a déjà perdu beaucoup de sa morgue et de ses cheveux. Bien fait. Quant à la classe politique belge... non, rien.Que les enseignants continuent à empêcher nos enfants de travailler dans la quiétude et la sérénité en s’enfonçant dans une grève qui prendra fin quand les syndicats s'écraseront comme ils savent si bien le faire, ça me remplit de joie. De toute façon, à l’école, on n’apprend rien qu’à s’aplatir et ce n’est pas pour rien que j’ai mis un terme à de brillantes études à l’âge de seize ans, dégoûté par la cruauté des maîtres de ce temps-là et par l’ineptie fondamentale du savoir qu’ils cherchaient à me faire entrer de force dans le crâne. De toute façon, j’ai toujours confondu le carré de l’hypoténuse avec les petits gervais, la bataille des éperons d‘or avec le douzième concerto pour cornemuse de Tchaikovsky et le théorème de Jean Lagourmette avec le subjonctif du futur de mon postérieur. Mais je n’ai pas honte, ah non alors ! Quand je vois comment finissent des universitaires comme Sollers,Lévy, Debray et compagnie, qui ont adoré Mao, Dieu et le Pape, qui ont bâfré avec Giscard et puis Mitterrand, je me dis que je l’ai échappé belle et ça me rend encore plus heureux d’être là où je suis, malgré le trou à ma chaussette gauche...
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