Les souvenirs, vous savez ce que c’est. Rien de plus infidèle et trompeur que les images amassées au plus profond de la cervelle. On est persuadé, par exemple, d’avoir vu tel film en couleurs il y a vingt-cinq ou trente ans et, renseignement pris à la meilleure source, on est bien obligé d’admettre que l’on s’est lourdement trompé et qu’en réalité cette histoire était tournée en noir et blanc. Cette réflexion en guise de préambule et pour en venir à ceci: J’ai fort bien connu Georg Haider. Nous nous sommes rencontré la première fois lorsque j’avais une douzaine d’années, dans un petit village du Tyrol autrichien où, avec mes parents et mes soeurs et frère nous nous initions au joies des jeux de neige en général et au ski alpin en particulier pour lequel, je le dis en toute franchise, je n’avais et n’ai toujours pas les meilleures dispositions, loin s’en faut. Alors que mon père et ma mère s’élançaient sur les pistes avec une aisance époustouflante, que mon jeune frère slalomait sur des centaines de mètres au mépris des risques les plus fous, que ma grande soeur sautait du tremplin géant les yeux fermés, de mon côté, je tirais vaillamment la luge de notre benjamine, Simone, en maudissant ma trouille devant ce qui n’était, je m’en persuade avec le recul, qu’une question d’audace et de simple détermination. La maison que mon père avait achetée pour ces vacances était un peu à l’écart du village et, notre chauffeur n’ayant pu nous accompagner, c’est à pied que les enfants, parcouraient les quelques deux cent mètres qui séparaient notre propriété du centre du village où l’on trouvait l’épicerie typique, la boucherie qui ne l’était pas moins, le débit de tabac, le salon de coiffure de frau Alberta et le minuscule cinéma du lieu, le Riefensthal, en mémoire à la cinéaste préférée du chef suprême de la très grande Allemagne qui comprenait, vers la fin des années trente, ce beau et charmant pays qu’est l’Autriche. C’est là, à l’entrée de la salle où l’on projetait le meilleur du cinéma tyrolien, ces belles et émouvantes aventures de chiens de traîneau ou de chiens de sauvetage, vous savez bien, ceux qui se baladent avec le tonnelet rempli de rhum accroché à leur cou et dont ils abreuvent avec abnégation les malheureux alpinistes victimes des avalanches traitresses, sans parler des tragiques histoires des jeunes filles enlevées par de sombres et louches étrangers pour être vendues aux cruels sultans de la lointaine Arabie c’est là, disais-je, qu’un soir, en sortant du “Riefensthal” encore sous le charme d’une délicieuse histoire d’amour entre un veuf de guerre et la fille d’un peintre de montagne, je suis tombé, comme on dit très justement, sur celui dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, le petit Georg, de cinq ans mon cadet. Je suis tombé sur lui, c’est le mot, puisque, à peine sorti du cinéma et ayant oublié mes raquettes au vestiaire, j’ai effectué, bien malgré moi, une glissade d’une grande cocasserie qui s’est terminée pratiquement dans les bras de ce petit garçon aux yeux clairs et au teint délicieusement hâlé qui, en riant, m’a aggrippé et maintenu dans un équilibre dont l’instabilité n’avait d’égal que la confusion dans laquelle, on l’imagine volontier, j’étais plongé. “strassergefül und grenzertfahrgut” me dit-il dans la langue de son pays; “non, non” répondis-je, “aucun problème, tout va bien, merci mille fois, aucun mal, juste eine kleine frayeur, alles gut”... Et c’est ainsi que, ce soir là, je faisais connaissance avec ses parents et leurs nombreux amis, sanglés dans des uniformes d’une propreté exemplaire, qui, tout au long de la soirée, chantaient, riaient et s’exclaffaient en buvant des bières blondes comme les cheveux des soeurs de Georg, avec les nattes en moins, et écoutaient de vieux enregistrements de discours enflammés entrecoupés de formidables ovations. Le petit Georg, les larmes aux yeux, était réfugié dans les bras de sa maman vêtue du costume traditionnel et me regardait avec une affection proprement bouleversante pour un garçon aussi jeune. Plus tard, après que les invités soient partis, j’ai dû me résoudre à prendre congé, à mon tour, Georg m’a accompagné pendant quelques mètres et nos pas crissaient dans la neige fraîchement tombée. Je ne l’ai jamais revu qu’à la télé et il avait plutôt changé...
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