vendredi 6 février 2009

10 juin 2000

Pendant toute mon enfance j'ai souvent entendu mes grands-parents, mes parents, mes oncles et mes tantes parler de cette période terrible de la (peut-être) dernière guerre mondiale... L'exode et la fuite devant les armées de la Wermacht, jusqu'à Rouen et retour, l'occupation allemande, la peur des patrouilles, la nuit venue, quand mon père, qui courtisait ma future mère, s'est retrouvé, alors qu'il la raccompagnait chez ses parents à elle - il fallait pour cela traverser une bonne partie de la ville, de Liège, donc - s'est retrouvé sans ses papiers, pratiquement nez à nez avec une douzaine de ces sombres soldats prêts à égorger nos fils et nos compagnes. Et puis l'engagement de mon père, en 44, dans les troupes de volontaires belges qui suivait l'avance des armées américaines dans une Allemagne livrée au chaos de la débâcle, mon brave père, ce héros au sourire si doux laissant ma mère seule avec ma soeur aînée, qui attendait, ma mère, l'heureux événement de notre naissance à mon frère jumeau et à moi. Un frère jumeau qui, hélas, n'a pas survécu plus de deux jours, me laissant à jamais avec ce curieux petit trou dans l'âme, qui n'a jamais été comblé, mais soit. La guerre, donc, j'en ai entendu parler et pas qu'un peu. Parce que, à l'école primaire, en ce temps là, six ans après la fin des hostilités, le souvenir de cette période restait extrêmement vivace et que, parmi les survivants, se trouvaient nos instituteurs dont certains avaient connus la captivité dans les camps de prisonniers de guerre ou, pire encore, comme notre professeur de musique, étaient rescapés des camps d'extermination dont les noms, très tôt, ont résonné à mes oreilles comme à celles de mes condisciples d'alors. Et ce n'est qu'à l'adolescence que j'ai vu les premières images de cette période, les premières images mouvantes, pour être plus exact. Des images sales, noires et grises des marées humaines vociférentes, de ce bonhomme à moustache qui faisait penser à Charlie Chaplin et qui hurlait, menaçait, invectivait du haut d'une tribune noyée par les drapeaux, les puissants projecteurs balayaient la foule et les troupes noires et grises et sales défilaient, martelaient le sol de leurs bottes; et mes parents, mes grands parents, mes oncles et mes tantes avaient vu cela, eux aussi, aux actualités cinématographiques, juste avant "Autant en emporte le vent" ou avant "La grande illusion". Et puis j'ai vu, plus tard, ces images du ghetto de Varsovie, de Buchenwald, de Dachau, ces amoncellements de corps décharnés, ces visages, encore habités par un mince souffle de vie, au regard à jamais embrumé par l'horreur plongé dans l'oeil de la caméra, plongé dans mon regard, ces doigts comme des serres d'oiseaux blessés, agrippés aux barbelés dans l'attente de la main amie et libératrice. Tout cela, ces gris, ces noirs avec des éclairs blancs, parfois, l'autre soir, à la télévision, a pris une autre dimension. C'était à peu près les mêmes images, le même Hitler, les mêmes drapeaux mais devenus blancs, rouges et noir, les mêmes colonnes de soldats mais acclamés par des femmes blondes, vêtues de robes de toutes les couleurs, les mêmes cortèges de fuyards traversant des campagnes verdoyantes, les mêmes bateaux mais sur des mers bleues ou vertes, les mêmes cadavres dans la neige de Russie, mais avec un sang rouge débordant de leurs bouches. Voilà; l'histoire du milieu de ce siècle-là, désormais, on peut la suivre un peu à la manière de celle qui se déroule, aujourd'hui, sous nos yeux, aux informations télévisées, la saleté grise et noire a fait place à la couleur et désormais, le Führer du Reich a figure humaine, par certain côté la couleur l'humanise tout comme elle rend plus proches, et donc plus banales, les images des massacres et des morts de ces temps lointains, de la même façon que la couleur de nos téléviseurs banalise les images de l'horreur de notre temps qui n'en manque pas et auxquels nous sommes tout bêtement habitués. Et si on avait disposé du cinématographe et de la télévision du temps de l'empire romain, nous pourrions, à l'aise et parfaitement détaché, suivre, en léger différé, la guerre des gaules, comme nous avons suivi, en direct, il y a peu, la guerre du golfe...




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