C’est vrai, tout de même, que l’illusion est presque parfaite, que les grandes images mouvantes sur la toile blanche sont là pour nous piéger et que le piège, en de trop rares occasions, est tellement astucieux, si joliment élaboré qu’immanquablement nous nous y laissons tomber avec bonheur et jubilation. La jubilation ? le bonheur ? Est-ce que ça se mange, Monsieur Jean-Pierre ? Non, petites chéries, ça ne se mange pas; à l’occasion ça peut s’accompagner de fumées de cigarettes, de cigarillos ou de cigares géants; à l’occasion. Il n’y a aucune obligation. La fumée de tabac, de nos jours, a plutôt mauvaise presse, surtout outre-atlantique où, pas plus tard que bientôt, le fait d’allumer une cigarette en pleine rue constituera une atteinte à l’ordre public ou aux bonnes moeurs et vaudra au contrevenant une lourde, très lourde amende ou, à défaut de payement dans les vingt-quatre heures, un à six mois de forteresse, avec chaîne et boulet au pied, pain sec et eau et, surtout, pas le fantôme d’une clope. Je ne ferais pas ici l’éloge du tabac ou alors si peu, je ferais l’éloge du bonheur. Alors, ce bonheur, parlons-en. Je me souviens avec émotion d’anciennes réunions d’amis, à la fin des années soixante, au cours desquelles, parmi les verres plus ou moins remplis, les fous rires, les interminables discussions sur la révolution manquée, les tapes sur les épaules, les flirts innocents avec les femmes des autres, les disputes sur les penseurs du temps - c’était autre chose qu’aujourd’hui - au cours desquelles, disais-je, dans l’espace confiné d’un intérieur douillet, nous nous affalions, repus d’alcools et de bien-être, dans de larges fauteuils, nos femmes à nos pieds, soumises et admiratives, nous fumions nos marques respectives - moi, c’était les épaisses Celtiques, au tabac âcre et noir - tout en comparant les diverses teneurs en goudron et en nicotine. Qu’est-ce qu’on s’en foutait du goudron et de la nicotine ! Nous étions tellement heureux, il se passait tant de choses tandis que montaient, langoureux, les jolis nuages bleutés de nos sèches, de nos cigares et de nos pipes. Vous allez rire, je suis heureux aujourd’hui, rien qu’à penser à ces soirs là, à tous les autres que j’ai connus, depuis, en groupe, à deux ou, comme ce soir, dans ma belle solitude, de celle que je goûte au moment où j’écris ceci. Je suis heureux d’écrire pour vous, je suis heureux de savoir que vous êtes quelques-unes et quelques-uns à être penchés gentiment au dessus du poste alors que je vous parle du bonheur. Le bonheur de lire Paul Auster ou un autre, le bonheur d’encore avoir la douce certitude de ce que l’amour reste du domaine de l’humain et pas encore et jamais j’espère - il faut réagir, nom d’un petit bonhomme - de celui de ces machines aveugles et sourdes qui prétendent nous offrir le monde entier sans la moindre fatigue. Alors que tout le bonheur du monde peut tenir dans un bureau de tabac, à New-York ou ailleurs, dans une épicerie de quartier où il suffit que les hommes et les femmes soient en présence les uns des autres, que surtout ils prennent leur temps, que l’atmosphère soit propice aux petites discussions anodines, aux états d’âme des uns et des autres, des commentaires sur l’étape du tour de France du jour précédent, de la compassion qu’inspirent les déboires du docteur ou de l’avocat machin, grand dragueur devant l’éternel, dont la femme s’est tirée avec un chroniqueur de deuxième zone et qui fume, en plus, le salaud. Oui, je fume; mais je ne suis pas un salaud, je fais le maximum pour ne pas importuner ceux que la fumée dérange, je suis doux et aimable, tendre et malicieux, je fais rire les caissières des grands magasins et les conducteurs de bus, je ne bouscule jamais les vieilles dames et je leurs cède mon siège dans les transports en commun. J’aime la vie, les alcools, les cigarettes, les échanges, partout et en tous lieux. Le bonheur est plus que jamais à l’ordre du jour et nous le méritons, avec ou sans tabac... Vous ne manquerez sous aucun prétexte le film “Smoke” qui est tabagiquement humain.
6 janvier 1996
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