Quand j’étais jeune adolescent, chaque matin, je quittais le confortable appartement social ou nous habitions, dans la banlieue liégeoise, pour me rendre à l’école. J’avais horreur de ça. Les seuls moments un peu rigolos se passaient dans l’autobus où nous nous retrouvions, toujours la même bande, à faire les guignols et à tourner autour des filles. Pour le reste, c’était chaque matin le même supplice, le même sempiternel ennui mêlé de craintes à la seule idée de devoir supporter les regards désapprobateurs des professeurs aux yeux desquels, à juste titre, je passais pour un indécrottable cancre. Et un jour, un bien beau jour ensoleillé, j’ai osé franchir la mythique et sulfureuse barrière de l’interdit: en descendant de l’autobus deux ou trois arrêts avant ma destination, avant, donc, le porche d’entrée de ce qui, à mes yeux, était une prison, un camp retranché de la vie dont je rêvais, pour la première fois je goûtai aux délices ineffables de la liberté. J’ai marché une bonne partie de la matinée, croisant une foule de visages, m’arrêtant devant les devantures des magasins, m’asseyant sur un banc public, dans un parc verdoyant traversé par les tramways et puis reprenant ma dérive, parcourant des quartiers jusque là inconnus, avec au ventre, tout de même, cette peur qui me tenaillait et qui ajoutait à mon plaisir tout neuf ses myriades de petites aiguilles colorées. Je craignais, évidemment de tomber nez-à-nez avec une quelconque connaissance, voire même un de mes professeurs ou pire encore, avec ma mère et j’imaginais sans peine l’horrible embarras dans lequel je me serais trouvé. Et puis cette angoisse disparaissait, je passais devant les cinémas, il y en avait partout, à l’époque, avec ces reproductions géantes des artistes de ce temps-là, peintes par d’habiles artisans qui furent mes maîtres, plus tard, quand j’entrai en apprentissage et qu’à mon tour, je m’initiai à cet art aujourd’hui presque complètement disparu. Je me souviens d’une salle, dans la rue cathédrale, spécialisée dans les films pour adultes et sur la façade de laquelle trônaient des femmes dévêtues, allongées dans des poses lascives, les jambes gainées de nylon noir, le regard posé sur moi, qui passais en rougissant. Belles images, doux souvenirs de ma jeunesse, longues heures languides passées à ne rien faire, loin de l’atmosphère rigide et sombre de la classe, coeur léger et fraîcheur de l’air de cet après-midi là et le goût, encore à mon palais, de cette gaufre au chocolat, achetée dans une épicerie parfumée et que j’ai dégusté, accoudé à la rambarde du pont des Arches, en regardant passer les péniches qui remontaient la Meuse, vers Namur, Charleroi, la France.. Liberté, Égalité, Fraternité. Aujourd’ hui, les jeunes gens et les jeunes filles qui traînent dans les rues au lieu d’apprendre les rudiments de la contrainte qu’ils auront à subir plus tard, quand ils seront adultes, doivent raser les murs. De très avisés décideurs ont estimé de leur devoir d’honnêtes citoyens de lancer à leur trousse de non moins honnêtes policiers. Les chaînes invisibles seront bientôt remplacées par les menottes, on reconduira les récalcitrants dans les lycées, on convoquera les parents, on leur fera la leçon, on montrera le gros doigt à ces gosses qui fuient ce qui, déjà, préfigure pour eux ce que sera leur avenir: aller de l’avant, toujours, ne pas poser de questions, obéir, courber l’échine devant les maîtres, les petits chefs, les cadres, le patron, le ministre et ses fonctionnaires, l’agent de police et le gendarme, Dieu le père et tout ses saints, l’huissier de justice et le président du tribunal, le directeur de la prison et les gardiens. La vie, la chienne de vie qu’ils auront à vivre, ils savent déjà, ces fugueurs d’un jour, ce qu’elle sera, ils n’ont qu’à regarder la nôtre. Ils passeront à côté de tous les rêves, comme nous. Ils ne verront jamais que ce qu’on voudra bien leur montrer, comme à nous. Ils chériront leurs maigres souvenirs, comme nous ;et puis un jour ils seront vieux et amers, comme nous...
jeudi 5 février 2009
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