Ce n'était pas au cinéma, c'était à la télé et parfois - trop rarement - la télé nous met sous la paupière de ces images qui valent un film de deux heures, en couleur et en version originale. C'était donc un de ces documents dont l'émission "Strip-Tease" nous a si souvent gratifié; on y voyait, on était en présence d'une vieille, très vieille femme, dans une institution pour personnes âgées comme il y en a tant. Plus précisément, on était dans la chambre, la modeste chambre de cette vieille, si vieille dame et on la voyait sortir de son sommeil, on la voyait s'habiller, se coiffer, faire son lit; avec tant de terrible lenteur comme si elle voulait, cette vieille femme, suspendre ou, au moins, ralentir le cours du temps, ce temps qui file, qui va s'en allant de plus en plus vite et puis qui rattrape les vieux, dans leur chambre, cette chambre qui est la dernière chambre de leur vie, cette chambre où ils sont seuls, dans laquelle, le soir, avant de s'endormir, ils se souviennent qu'ils ont été jeunes et beaux, que la vie commençait à peine; ils allaient, le dimanche, de village en village, après la messe, voir leurs fiancées, leurs galants, comme disaient mes grand'mères. L'une des deux s'en est allée, il n' y a pas bien longtemps, quelques mois avant son centième anniversaire, elle est morte seule, dans une chambre pareille à celle de cette autre, elle s'est endormie et ne s'est pas réveillée, ne se réveillera jamais; mais que cent ans, ça a dû être long... Les quelques dernières fois où je suis allé la voir, elle me confondait avec mon frère ou avec un de ses arrières petits-fils, qui ont des enfants et dont elle était l'arrière-arrière grand-mère. Ces arrières petits-fils, ce sont mes neveux et il y a aussi des nièces tous, m'appellent simplement: "tonton"; un tonton qu'ils voient rarement et qui vieillit, comme tous les tontons, un tonton qui finira peut-être seul dans une chambre, mais ce ne sera pas dans un hospice. Ou bien ce sera dans un hospice; allez savoir ce qui nous attend. Comme cette vieille femme, dans sa chambre, peut-être je m'éveillerai, j'enfilerai mes chaussettes comme elle enfilait ses nylons, je mettrai de l'ordre dans la literie, je prendrai mon café au lait avec une tartine de confiture et puis, comme elle, je lirai le journal avant de me mettre à la lecture d'un vrai livre, un vieux bouquin que j'aurai emmené dans une valise en carton, ma dernière valise et mon dernier livre, qui accompagnera les dernières pensées de ma vie. Je relirai les lettres de ma dernière amoureuse, vous savez bien, celle dont j'ai si souvent parlé ici et qui, hélas, sera peut-être partie avant moi, ne me laissant que des souvenirs, de terribles souvenirs d'elle qui seraient ma seule boisson, ma seule nourriture. Mourir, la belle affaire, chantait l'autre, mais vieillir, ah!, vieillir, savoir, comprendre, vivre ce vieillissement, qui peut dire ce que cela représente sinon les vieux, les vieux qui ne parlent plus, qui vont de la fenêtre au lit et du lit au fauteuil et du fauteuil à la fenêtre pour regarder la vie filer, les jeunes filles et les jeunes gens passer, qui rient et s'esclaffent et qui ne savent pas encore que la chair se meurt à petit feu, que la minuscule étincelle de la vie ne tient qu'à un fil. Et cette infime cordelette, chacun, à un moment ou à un autre, prend conscience de sa fragile existence, vous ne perdez rien pour attendre vous qui en êtes encore à croire que vous êtes là pour toujours; hélas, vous passerez comme nous serons passés et les promesses et les serments, les jamais et les toujours deviendront ces images, ces photographies noir sur blanc que des enfants que vous n'aurez pas connus regarderont en souriant. Nous ne sommes là que pour quelques années, quelques jours, quelques minutes à peine et nous n'avons d'importance que pour les quelques souvenirs que nous laisserons dans la mémoire de quelques-uns, qui à leur tour laisseront la place aux suivants. Et puis, plus tard, nous entrerons dans l'oubli, c'est comme ça.
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