Je ne sais pas dans quel journal un commentateur des émissions de la télévision de cette semaine se posait la grave question de savoir si, aujourd'hui seize ans après sa sortie, il était permis de considérer que le BRAZIL de Terry Gilliam restait un chef-d'oeuvre. C'est à mon sens une question qu'il est vain de se poser le problème de ce film n'est pas de savoir s'il est ou non un chef-d'oeuvre mais, plus gravement, s'il ne constitue pas plutôt une manière de manifeste valable, ô combien, pour l'époque à laquelle il a été rendu public, avec le succès que l'on sait, mais, et c'est plus important encore me semble-t-il, d'une terrible et dramatique actualité; j'irais même jusqu' à dire et soutenir que plus le temps va passer sur ce monde et ceux qui l'habitent et plus ce film-manifeste va gagner en pertinence et en acuité critique à propos, justement, du monde tel qu'il va, c'est à dire, de plus en plus mal, malgré les apparences, qui sont trompeuses à proportion de leur pouvoir de séduction. A le revoir, ce film, quinze ans plus tard, je n'ai, à aucun moment eu le sentiment que j'assistais à une fiction mais bien à un documentaire, c'est un peu ça que je suis en train d'essayer de vous faire comprendre, vous, parmi lesquels il s'en trouve peut-être encore qui persistent à vouloir à toute force considérer que par certains côtés, cette époque pourrait encore être défendable ou belle ou passionnante ou grosse d'un avenir qui ne pourrait qu'être radieux... Si je suis ici, à vos côtés, ce matin c'est pour vous dire, à vous qui vous bercez encore d'illusions, que je n'en partage aucune. Pour moi les choses sont d'une limpidité couleur d'encre: le monde de BRAZIL c'est ce monde-ci, avec ses flics qui font leur boulot, même quand c'est du sale boulot, ses fonctionnaires et ses bureaucrates qui font leur boulot, ses politiques qui veulent nous faire avaler qu'ils ont encore la moindre influence sur les affaires du monde, ses braves gens, plus ou moins nantis, qui vivent leur vie et qui ne veulent pas voir, qui ne veulent absolument pas voir l'étendue de l'abjection et du mensonge de la propagande, oui, la propagande scandaleuse que le monde répand partout sur lui-même, cette propagande qu'on a le culot de nous faire prendre pour de la communication et qui dit que la laideur est belle, que le Christ est l'ami des consommateurs, que le progrès libère, que l'accumulation des moyens et des instruments de cette prétendue communication garanti la justice et le bonheur et nous met à l'abri des ennemis de cette justice et de ce bonheur, qui n'existent que dans la propagande et nulle-part dans la réalité, que ces ennemis, les terroristes dont, dans le film, Harry Tuttle est la figure, rigolarde, audacieuse et téméraire, que tous ceux qui ont conscience du malheur et du mensonge que le monde entretient sur lui-même et sur son projet doivent être pourchassés, enfermés et torturés avant d'être rayés des registres officiels. Et ne venez pas me dire que cela n'éveille pas le plus infime écho en vous, je ne peux vous croire. On voit, dans BRAZIL des familles, des hommes et des femmes tels qu'on en rencontre tous les jours, de ces gens abîmé par la médiocrité, qui vivent dans des tours et des appartements bourrés de pauvres choses, envahis par les images, toujours et partout, comme maintenant, ici, des écrans, des écrans partout que l'on regarde et qui permettent aussi, aux agents anonymes, performants et dépourvus de conscience d'un pouvoir obsédé par le secret, de regarder ceux qui regardent, de fouiller dans l'intimité de la vie de tous et de chacun. La technologie et la nuée de ceux qui la serve et qui ne rêvent que de la servir, à quoi qu'elle puisse servir, est, pour commencer et sera de plus en plus un instrument de contrôle et de terreur d'Etat, des Etats qui sont entre les mains des seuls véritables maîtres du monde, les Rois et les Princes de ce Royaume Universel de l'argent qui donnent aux Etats les ordres à exécuter et qui le sont très strictement. Regardez autour de vous, tendez l'oreille et vous entendrez les plaintes et les gémissements du monde monter de partout.
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