lundi 2 février 2009

3 février 1996

C’est pas pour faire mon intéressant que je vous dis ça mais, au fil du temps, un fil qui se déroule inexorablement, j’ai connu, dans tous les lieux et toutes les situations imaginables, un nombre considérable d’hommes et de femmes de toutes origines, de tous âges et de toutes conditions. Et j’en croise encore aujourd’hui qui me saluent d’un beau sourire parce qu’ils se souviennent d’avoir bien rigolé de mes facéties il y a dix ou quinze ans, en tel ou tel lieu, un soir où j’étais particulièrement en verve. Et moi, je passe les dix minutes qui suivent à tenter de mettre un nom sur ces visages. L’autre soir, en regardant le beau film de Ken Loach, ces visages d’hier, mêlés à ceux d’aujourd’hui, ces voix, ces façons de bouger et de rire sont remontés à la surface de ma mémoire à la suite de je ne sais quel phénomène, mis en branle par un mystérieux mécanisme dont le moteur et le carburant me sont tout aussi inconnus. Cela s’appelle la réminiscence. Voilà, je pensais à ces centaines de destins, que j’ai croisés, entr’aperçus, accompagnés, aimés parfois, pendant un temps donné et qui, aujourd’hui encore, vont leur chemin dans le monde tandis que le mien de destin va son chemin dans le même monde. Et, pendant que le jour se lève, encore un, un de plus sur la portion de territoire que j’arpente de là à là pour, comme on dit, gagner un peu de ce misérable et indéfinissable argent pour simplement me loger, manger boire et fumer, je pense, en ce matin gelé, que nos vies, pour la plupart, sont bien les mêmes, à bien y regarder. Nous avons eu des enfances plus ou moins heureuses qui ont laissé en nous des molécules de bonheurs simples ou des trous béants parce qu’un matin papa est parti et n’est jamais revenu; que maman, ce soir là, pleurait, que nous tournions autour de sesépaules frémissantes, sans pouvoir rien faire ni rien dire. Nous avons grandi vaille que vaille, nous avons fréquenté de grandes écoles ennuyeuses qui devaient nous aider, plus tard, à entrer dans le monde. Et nous y sommes entrés, dans le monde, par la petite porte ou par ce porche monumental, avec plus ou moins d’illusions sur ce qui nous attendait. Le temps a passé, les amours sont venues et sont reparties, nos enfants ont grandi à leur tour et ont fait face, comme nous; ou bien ont lâché prise devant la cruauté des temps, sont tombés les bras serrés sur leur poitrine et les yeux vides dans le paradis infernal des cochonneries de toutes natures qui soulagent et blessent en même temps.De ceux que nous avons connus, certains se consument dans le désert des rues, le gobelet de carton à la main, titubant d’asiles psychiatriques en commissariats de police, revenus de tout avant que d’avoir été nulle part. D’autres traînent encore les quelques illusions auxquelles nous avons crus, baignent encore dans la chaleur douillette des promesses qui n’ont pas été tenues mais ils font mine de ne pas le savoir, grappillent péniblement les quelques sous nécessaires à la plus misérable survie, s’endettent pour la voiture ou la maison. D’autres sont passés de l’autre côté du miroir, minés par la maladie, l’amertume ou la déception pure, pulvérisés par l’amour manqué qui conduit à la corde ou aux somnifères. Oui, ce monde est laid, dur, désenchanté, innommable. Et malgré tout, nous continuons à avancer dans la pénombre glacée, attendant le miracle sans cesse reporté d’un printemps aux odeurs d’émeutes et de chansons joyeuses.


3 février 1996

Aucun commentaire: