samedi 7 février 2009

11 novembre 2000


Je vais vous faire une confidence que vous ne répèterez à personne, ça fait un bout de temps que je dors mal, en bon français de chez nous, ça s'appelle de l'insomnie; surtout ne venez me plaindre, ce sont des choses qui arrivent et quand j'aurais mis le doigt sur le pourquoi de ce phénomène en fouillant mes tréfonds, il disparaîtra comme par enchantement, la nature est bien faite. Et, à propos de nature, l'autre nuit de veille, sur FR3, j'ai eu la chance de tomber sur un vieux machin du cinéma british mis en scène par Cornell Wilde, qui faisait acteur dans un film de mon enfance et qui se passait dans le monde du cirque. Pour ce qui est de ce film "Terre brûlée" présenté comme une oeuvre de science fiction et qui a été tourné en 1970, il ressemble un peu et même beaucoup, pour ce qui est du thème, au célèbre livre de Barjavel "Ravage" que j'ai dévoré quand j'étais tout gosse et que mon père m'avais mis entre les mains; bien lui en a pris, au brave homme; ce livre, sans aucun doute a nourri une bonne partie de mon pessimisme et du regard amer et désabusé que je porte sur ce putain de monde ce qui ne m'empèche pas de rire chaque fois que c'est possible, simplement parce que c'est, je pense, avec l'amour, le seul antidote réellement efficace. Dans le film, un cataclysme écologique, provoqué par une substance produite par l'industrie, provoque une famine mondiale et, pour une fois, ce ne sont pas seulement les pauvres nègres qui tombent comme des mouches; la planète entière est décimée, des émeutes de la faim éclatent à Londres, à Paris, à Washington et en Chine et les autorités, histoire d'être en mesure de donner à bouffer à une partie au moins de la population, bombardent quelques villes bien peuplées ce qui est une manière originale de traiter ce genre de problème et qui, en passant nous ramène à ce bon Jonathan Swift qui, dans un de ses meilleurs texte, suggérait aux riches de manger les enfants des pauvres qui sont, d'une part, une denrée comme une autre et qui remplace avantageusement la vache contaminée et qui, d'autre part, étant morts, ne sont plus en mesure d'assurer leur descendance de pauvres, lesquels, pour finir, disparaissent de la surface du globe à la grande satisfaction des riches qui peuvent alors vaquer à leurs occupations et divers plaisirs de riches sans plus se soucier de morale ni des problèmes insolubles de partage de tarte qui occupe, aujourd'hui encore une bonne partie du temps que nous consacrent les hommes politiques et leurs petits camarades économistes. Pour en revenir au cataclysme dont question plus haut, c'est un vrai gros et terrible cataclysme à côté duquel Tchernobyl et les bateaux qui coulent et répandent leurs saletés dans tous les océans du globe sont de bonnes grosses plaisanteries. Et quand on est confronté à un cataclysme de première grandeur et qu'on a la chance d'avoir une bagnole qui roule à gauche, qu'est-ce qu'on fait ? on embarque toute la petite famille et on va à la campagne où le frère du héros de l'histoire a une belle grosse ferme avec ce qu'il faut de vaches, de cochons de couvées et de terres qui, avec un peu de chance, pourront être cultivables, nous verrons bien, en voiture Simone et n'oublie pas les enfants. Tout ce petit monde traverse bien des épreuves et triomphe de nombreux périls, la ballade, commencée en voiture se termine à pied à travers la campagne anglaise ravagée par l'épidémie et parcourues par des bandes armées qui pillent tuent et massacre à tour de bras et auxquelles la petite troupe du départ, devenue tribu nomade, tient tête pour, à la fin, échouer devant la ferme du frangin transformée en citadelle et défendue par les paysans du coin. Devant le refus du frère des champs de laisser entrer l'ensemble des hommes des femmes et des enfant du groupe emmené par le frère de la ville, ce dernier doit se résoudre à faire donner l'assaut, le frère de la campagne est tué pendant la bataille mais c'est la dure loi de la guerre et une nouvelle vie commence. Sur la dernière image il y a cette inscription: "Ce film n'est pas un documentaire, mais il le sera peut-être un jour..."



vendredi 6 février 2009

4 novembre 2000

Je ne sais pas dans quel journal un commentateur des émissions de la télévision de cette semaine se posait la grave question de savoir si, aujourd'hui seize ans après sa sortie, il était permis de considérer que le BRAZIL de Terry Gilliam restait un chef-d'oeuvre. C'est à mon sens une question qu'il est vain de se poser le problème de ce film n'est pas de savoir s'il est ou non un chef-d'oeuvre mais, plus gravement, s'il ne constitue pas plutôt une manière de manifeste valable, ô combien, pour l'époque à laquelle il a été rendu public, avec le succès que l'on sait, mais, et c'est plus important encore me semble-t-il, d'une terrible et dramatique actualité; j'irais même jusqu' à dire et soutenir que plus le temps va passer sur ce monde et ceux qui l'habitent et plus ce film-manifeste va gagner en pertinence et en acuité critique à propos, justement, du monde tel qu'il va, c'est à dire, de plus en plus mal, malgré les apparences, qui sont trompeuses à proportion de leur pouvoir de séduction. A le revoir, ce film, quinze ans plus tard, je n'ai, à aucun moment eu le sentiment que j'assistais à une fiction mais bien à un documentaire, c'est un peu ça que je suis en train d'essayer de vous faire comprendre, vous, parmi lesquels il s'en trouve peut-être encore qui persistent à vouloir à toute force considérer que par certains côtés, cette époque pourrait encore être défendable ou belle ou passionnante ou grosse d'un avenir qui ne pourrait qu'être radieux... Si je suis ici, à vos côtés, ce matin c'est pour vous dire, à vous qui vous bercez encore d'illusions, que je n'en partage aucune. Pour moi les choses sont d'une limpidité couleur d'encre: le monde de BRAZIL c'est ce monde-ci, avec ses flics qui font leur boulot, même quand c'est du sale boulot, ses fonctionnaires et ses bureaucrates qui font leur boulot, ses politiques qui veulent nous faire avaler qu'ils ont encore la moindre influence sur les affaires du monde, ses braves gens, plus ou moins nantis, qui vivent leur vie et qui ne veulent pas voir, qui ne veulent absolument pas voir l'étendue de l'abjection et du mensonge de la propagande, oui, la propagande scandaleuse que le monde répand partout sur lui-même, cette propagande qu'on a le culot de nous faire prendre pour de la communication et qui dit que la laideur est belle, que le Christ est l'ami des consommateurs, que le progrès libère, que l'accumulation des moyens et des instruments de cette prétendue communication garanti la justice et le bonheur et nous met à l'abri des ennemis de cette justice et de ce bonheur, qui n'existent que dans la propagande et nulle-part dans la réalité, que ces ennemis, les terroristes dont, dans le film, Harry Tuttle est la figure, rigolarde, audacieuse et téméraire, que tous ceux qui ont conscience du malheur et du mensonge que le monde entretient sur lui-même et sur son projet doivent être pourchassés, enfermés et torturés avant d'être rayés des registres officiels. Et ne venez pas me dire que cela n'éveille pas le plus infime écho en vous, je ne peux vous croire. On voit, dans BRAZIL des familles, des hommes et des femmes tels qu'on en rencontre tous les jours, de ces gens abîmé par la médiocrité, qui vivent dans des tours et des appartements bourrés de pauvres choses, envahis par les images, toujours et partout, comme maintenant, ici, des écrans, des écrans partout que l'on regarde et qui permettent aussi, aux agents anonymes, performants et dépourvus de conscience d'un pouvoir obsédé par le secret, de regarder ceux qui regardent, de fouiller dans l'intimité de la vie de tous et de chacun. La technologie et la nuée de ceux qui la serve et qui ne rêvent que de la servir, à quoi qu'elle puisse servir, est, pour commencer et sera de plus en plus un instrument de contrôle et de terreur d'Etat, des Etats qui sont entre les mains des seuls véritables maîtres du monde, les Rois et les Princes de ce Royaume Universel de l'argent qui donnent aux Etats les ordres à exécuter et qui le sont très strictement. Regardez autour de vous, tendez l'oreille et vous entendrez les plaintes et les gémissements du monde monter de partout.



28 octobre 2000

Je suis de fort méchante humeur en ce samedi matin, à l'heure où vous émergez lentement mais sûrement de votre sommeil, que d'une main négligente vous repoussez les miettes de biscottes ou de croissants qui encombrent la toile cirée de la table de cuisine et que de l'autre vous portez à vos lèvres le café, le thé ou le chocolat chaud; je suis de fort méchante humeur et cela n'a rien à voir avec le cinéma qui, il y a quelques soirs, nous a enchanté une fois de plus, mon amoureuse et moi, avec le rediffusion de "Breaking the wave" de Lars Von Trier. Çà c'est de l'amour coco ! Et ça c'est des comédiennes et des comédiens et pas de ces créatures qui n'ont pour elles que les rondeurs adéquates aux endroits les plus appropriés, suivez mon regard. Donc, c'est un très beau morceau de cinéma qui vous laisse pantois et infiniment triste et vous vous mettez au lit avec cette tristesse et, tout de même, aussi, avec un je ne sais quoi d'espérance dans la nature de certains êtres, capables d'aller jusqu'au bout de l'amour et du sacrifice que parfois il exige et auquel on se soumet avec une allégresse et une volonté qui transcende la mort même. Je n'en dirais pas autant de ces imbéciles, ces camarades facteur, qui ont, pendant des mois, passé un temps pourtant précieux à se moquer de cet autre facteur, à le rouler dans la farine, le ridiculiser pour la seule raison qu'il ne leur ressemblait pas, à ces imbéciles; ils ont poussé ce pauvre type sous un train parce qu'il était un peu plus enveloppé que la moyenne admise par la norme telle que définie par les magazines féminins et à laquelle l'ignoble majorité silencieuse se plie avec délectation. J'ai connu ça, moi aussi, quand j'étais gamin; je portais des lunettes, c'était loin d'être à la mode et j'en ai entendu des quolibets et des injures et des rigolades, je n'étais pas en âge de me suicider et, aujourd'hui qu'il y a autant d'opticiens que de pharmaciens, les lunettes ne font plus rire personne et il y en a même qui en portent alors qu'il n'en ont pas besoin, juste pour se faire remarquer. Ma compagne, qui n'a pas toujours rigolé non plus quand elle était une toute jeune fille, a subi les moqueries et les humiliations de ses salopes de copines de classe parce qu'elle était nippée comme une pauvre par une grand mère sadique qui se consume en enfer, je le sais parce qu'on me l'a dit. Et j'espère que les camarades facteurs qui ont sur la conscience le suicide de ce malheureux seront jusqu'à la fin de leur chienne de vie de salauds de facteurs rigolards, en proie aux remords et aux pires cauchemars. Et je maudit et je méprise et je chie sur la tête de cet autre salaud, directeur du très austère Institut Bruxellois pour la gestion de l'Environnement qui a viré ce pauvre garçon, qui a le même prénom que moi, sur le prétexte que, grève des bus oblige, ce jardinier un peu simple, démuni et dramatiquement seul était dans l'impossibilité de se rendre, de ce bled perdu de la banlieue de Charleroi qui s'appelle Gilly à Bruxelles où il travaillait pour le compte de ce patron de choc; déjà, en temps ordinaire, l'honnête travailleur prenait le train à cinq heures et demi, chaque matin et puis, n'ayant personne à qui demander de l'aide, s'est trouvé coincé dans ce trou perdu, à des kilomètres de Charleroi et paf, une aimable lettre qui l'informe que, puisqu'il "refuse de venir travailler" et que cela constitue "une faute grave", il peut dorénavant rester chez lui. Voilà un type désormais sans ressources, abandonné, lâché, largué et, à ma connaissance, ses camarades de boulot ne se sont pas mis spontanément en grève et pas un seul n'est allé frapper à la porte de ce directeur pour lui flanquer son poing sur la gueule. Alors voilà, que les conducteurs de bus veuillent plus de pognon, je trouve ça tout à fait légitime et ce n'est pas le pognon qui manque, demandez aux actionnaires des banques. Maintenant, je serais le grand patron des syndicats, j'en appellerais sur-le-champ à la grève générale avec occupation pour exiger la réintégration du jardinier de Gilly. C'est une affaire de principe: on n'a pas le droit de se comporter de cette façon avec les gens, qu'ils soient jardinier ou conducteur de bus, garçon de café ou chroniqueur...



21 octobre 2000

Nous allons au cinéma pour nous distraire, c'est une chose qui me paraît claire, de la même façon, nous visitons les musées, courons les expositions, allons au théâtre et traînons dans les cafés parfois pendant des nuits entières pour passer le temps qui n'est là que pour que nous passions; et effectivement, nous passons dans les mailles de ce filet et, à la fin, le filet se referme sur nous sans que nous ayons compris quoi que ce soit à la raison de notre présence dans le monde. Les physiciens vont-ils au cinéma ? Et les astronomes, les astro-physiciens ? peut-être oui, peut-être non, je n'en sais rien; ce que je découvre, en tout cas, au fil de mes lectures et de mes méditations c'est, de plus en plus, des raisons de ne pas me distraire. Car voyez vous, si il y a beaucoup de merveilleux dans les manifestations de l'art (et le cinéma est un art merveilleux, un prodige) les travaux et les découvertes des chercheurs, qui passent leur vie à décortiquer et interroger le réel, la très bête et très tangible réalité - la table, la lumière qui jaillit de la lampe qui éclaire la table, la matière dont est fait le clavier et les touches sur lesquelles j'exerce une infime pression qui font apparaître sur l'écran lumineux les signes et les mots - tout, autour de nous et notre épaisseur existante, la conscience que nous en avons, tout cela et tout le reste est constitué d'une infinité de matières, de matériaux de toutes natures qui ont cette extraordinaire propriété de simplement être là, en nous et autour de nous. L'évidence de ces présences nous est tellement familière, nous sommes tellement habitués à elles que, la plupart du temps, nous en venons à considérer qu'il est juste et bon de s'en distraire. Et alors, nous faisons des enfants, nous travaillons pendant trente ou quarante ans de notre vie, nous devenons des hommes politiques de renom ou des stars de cinéma avec de beaux nichons. Et nous passons à côté du merveilleux le plus merveilleux. Nous savons que la matière est faite d'atomes, c'est tout petit, un atome, on ne le voit pas et pourtant il est là, ils sont là, partout et dans tout; et l'atome, lui-même, est constitué d'un noyau autour duquel gravite les électrons et les quarks et, selon une théorie relativement récente, ces particules seraient non pas d'infiniment minuscules sphères mais de petites cordes vibrantes. Le monde et tout ce qu'il contient, la totalité de tout ce qui existe dans l'univers - qui ne peut se concevoir que comme absolument infini, sans frontières d'aucune sorte - serait rempli de ces milliards de trillions de trillions de trillions de bouts de ficelles tremblotantes qui seraient de la taille d'un cent millième de milliardième de milliardième de milliardième de millimètre, si vous voyez ce que je veux dire. Personne encore n'a vu de ses yeux ces petites choses ridicules qui s'agitent au fond du verre de vin, dans le verre lui-même, au bout des mes doigts qui serrent le verre et dans la lame de rasoir qui, tout à l'heure, va courir sur mes joues et mon menton; et la question que je suis en droit de poser au génial découvreur de la cordelette est la suivante: de quoi est faite la ficelle ? que trouvera-t-on, plus tard, dans les tréfonds de ce qui constitue cette frontière provisoire ? Peut-on d'ailleurs concevoir la moindre frontière dans le sein de la matière ? Si frontière il devait y avoir, cela signifierait qu'à un moment donné la matière s'arrête, qu'en deça d'une limite donnée il pourrait ne plus rien y avoir et cela est absolument impossible à imaginer car le tout ne peut reposer sur du rien et donc, dans la ficelle il doit encore y avoir de la matière et dans cette matière encore de la matière et dans cette matière etc, etc. On n'est pas sorti de cette fabuleuse auberge et la réponse ultime aux millions de questions que nous nous posons depuis que nous savons que nous avons un cerveau et qu'il doit bien servir à autre chose qu'à choisir un détergent plutôt qu'un autre, la réponse ultime, qui va de la philosophie à la métaphysique en passant par toutes les sciences exactes, il faudra sans doute attendre encore longtemps avant de la connaître; mais l'important comme le disait Barjavel, ce n'est pas tant la réponse que les questions et je suis heureux que vous vous les posiez...



15 octobre 2000

On finira bien par accepter cette idée, à priori loufoque, que la ligne de démarcation qui est tracée entre la réalité et la fiction, ou, si vous préférez, entre le vie de tous les jours et le cinéma, que cette frontière est bien plus mince encore que ce qu'on imaginait jusqu'ici; j'en veux pour preuve les ridicules et lamentables gesticulations des uns et des autres, dans les heures et les jours qui ont suivis la proclamation des résultats des élections de dimanche dernier; je veux croire que vous fûtes nombreux à prendre la mesure de cet évènement que constitue la possibilité - que dis-je, l'obligation - de participer ainsi, nous pauvres mortels et nouveaux citoyens à la constitution d'assemblées qui, pendant six longues années, auront à coeur de mettre en oeuvre les innombrables promesses et engagements de toutes natures pris par celles et ceux qui, désormais, porteront la lourde responsabilité de parler en notre nom, du sein des grandes cités au coeur des charmants hameaux qui font la fierté de notre charmant et si sympathique petit pays. Nous avons tous, en notre âme et conscience, portés nos suffrages sur tel ou tel programme de parti, sur la tête plus ou moins avenante de tel ou tel candidat ou candidate s'agissant des nombreuse dames qui se présentaient à notre attention, nous avons glissés nos bulletins dans l'urne ou bien nous avons joués du crayon électronique pour, en bout de course et de soirée, suivre quasiment en direct les premières escarmouches opposants les différentes catégories de vainqueurs. Car, oui, deux sortes de vainqueurs sont à considérer: les premiers sont ceux qui réalisent le meilleur taux de pénétration, c'est à dire, sur lesquels, à titre individuel, s'est porté le plus grand nombre de voix; dix-mille ici, trois cent cinquante là, quarante-huit ailleurs, selon la taille de la commune concernée. En face les autres, ceux qui représentent un parti qui, à l'issue du scrutin, estime être le seul à être en mesure de dicter sa loi aux autres qui, bien que l'un de leurs représentants puisse, à bon droit, faire état de son score, sont maintenu ou jeté dans l'opposition, qui est une autre façon, en langage politique, de nommer l'enfer ; car, faites un effort d'imagination et mettez vous à la place de celui-là, qui, pendant des années a rongé son frein, avalé quantité de couleuvres, gravit d'innombrables chemins de croix et qui, le jour de gloire étant arrivé doit, le soir même, à la suite d'arrangements pris dans son dos, renoncer aux éloges et aux honneurs dont il a rêvé... Bien sûr, les coups fourrés, les mensonges et les reniements, la rupture d'accords patiemment et fiévreusement élaborés par les uns et les autres, associés ou non à la marche des affaires, attendant avec confiance la confirmation de leurs attributions ou l'arrivée tant attendue dans le saint des saints, tout cela se fait avec une tranquille et inébranlable bonne conscience et, on ne peut en douter, dans le seul intérêt du bien commun. Pour ajouter encore au burlesque de ce mauvais spectacle, qu'on se souvienne qu'il n'y a pas si longtemps, d'aucuns, parmi les sommités de notre riant paysage politique, en étaient à proclamer haut et fort et aux quatre coins de l'horizon que, pas plus tard que très bientôt il y aurait du changement; on allait moraliser la vie politique, mettre fin aux abus de toutes natures qui choquait l'opinion, la justice allait prendre un visage un peu plus humain, les polices allaient faire la paix et s'en serait fini des dysfonctionnements et autres conneries, bref, tout ce joli monde allait enfin présenter aux citoyens un visage résolument lifté, les aspérités de toutes sortes allaient être rabotées, on allait voir ce qu'on allait voir. Hé bien, on a vu et on n'a pas fini de voir, c'est moi qui vous le dit. Si demain, comme certains le préconisent, on instituait le vote non obligatoire, je vous fiche mon billet qu'on battrait en taux d'abstention nos braves amis de la république voisine. Quant à ceux qui se déplaceraient encore pour remplir leur devoir de citoyens, je préfère ne pas penser à qui iraient leurs suffrages...




9 décembre 2000

A quoi ressemblera la diaphane Isabelle Adjani dans trente ans, quel sera le type de chaise roulante qui permettra à ce jeune premier devenu vieux et impotent de se déplacer de studios en studios dans l’espoir d’un bout de rôle au côté d’un Depardieu grabataire, voilà à quoi je pensais l’autre soir en attendant patiemment le sommeil. C’est que moi-même, ces derniers temps, je suis confronté aux premiers signes tangibles, physiques de ma décrépitude. Ami médecin, toi qui, en ce moment précis tend une oreille attentive aux propos de ce type, là, dans le poste, peut-être pourras-tu m’aider à comprendre les tourments qui m’agite, à identifier les douleurs diffuses qui grignotent ma pauvre carcasse et qui me plongent dans un profond désarroi. Comme tout un chacun, pendant des années et jusqu’à la cinquantaine je me suis cru à l’abri des assauts du temps; jamais malade, un tonus à faire pâlir de jalousie bien des adolescents accrochés à leurs jeux vidéos, ces réflexions, dans mon entourage: ah ça, toi, tu nous étonneras toujours, mais comment fais-tu, quelle pêche, c’est quoi ton truc? Et puis, paf, sans crier gare, il y a quelques semaines, ça a commencé. Du côté gauche, la nuque, l’épaule et le bras envahis par une douleur sourde, une gêne dans le mouvement. Par exemple, je ne peux plus lever le bras que jusque-là, plus haut, ça coince; quand je tourne la tête avant de traverser la rue, une fois à gauche, une fois à droite comme on me l’a appris à l’école, aïe, ça pique. Dans le bain, déjà que je manque de souplesse, avec le bras gauche je n’arrive plus à atteindre le bas de mon dos; heureusement la femme de ma vie, pour autant que je lui en fasse la demande un peu à l’avance, elle passe par chez moi et elle me le frictionne, le dos. Enfin, il y a là un avertissement clair: mon corps est en train de ma lâcher; le temps qui passe me passe aussi au travers et je ricane intérieurement: alors, vieux qu’est-ce qui se passe dans ta viande, hein ? C’est quoi là, qui coince et qui grince, arthrite, arthrose, rhumatisme, cancer ou quoi d’autre encore ? Et ne venez pas vous moquer ,aucun d’entre-nous n’est à l’abri de ce genres de sottises. Quoi que ce soit, c’est sans grande importance, j’ai fait un fameux chemin sans emmerdes majeures, point de vue santé en tout cas, j’en connais qui se baladent depuis des années avec un foie qui ressemble à une vieille éponge sale et qui rigolent encore et qui continuent à prendre la vie par le seul bout possible, j’ai toujours beaucoup rit, moi aussi et ce n’est pas une insignifiante atteinte à ma légendaire intégrité physique qui va me pousser au désespoir. Ce que cela entraîne, en réalité, ces petites douleurs parfaitement supportables au regard de ce que d’autres endurent partout, dans les hôpitaux, sur les champs de bataille, c’est une conscience plus aiguë, peut-être, de la fragilité et de la précarité de mon existence dont je me rend compte que je ne suis pas le propriétaire; la vie est en moi, je suis maintenu en vie par je ne sais quelle mystérieuse volonté et à tout moment je sais que cela peut basculer brutalement. Un moment de distraction à un carrefour, un caprice soudain du muscle cardiaque et, hop, on passe de l’autre côté, pour autant qu’il y ait un autre côté. A part ça je continue de marcher un maximum (toujours pas de bagnole) je vais de chez moi à ce studio du centre de Liège d’un pas décidé et régulier, je traverse le parc du Boulevard D’Avroy en chantonnant et en mangeant le croissant que j’achète en même temps que les journaux, rue du Jardin Botanique; je passe le pont Albert 1er, qui enjambe la Meuse, il y a un vent de décembre doux et presque tiède et j’en viens à me demander si mon deuxième petit fils, qui est annoncé pour bientôt, pourra parler à ses enfants de la neige, qu’il ne connaîtra peut-être pas. Et puis, comme à chaque fois quand je suis proche de l’élément liquide, je suis gagné par un souffle fabuleux, qui monte du plus profond de mon âme et c’est le visage de ma bien-aimée qui m’apparaît. Alors, je souris et le type que je croise, suspendu comme moi au-dessus du fleuve gris et vert qui roule vers la mer, me regarde curieusement, comme si j’étais malade. Malade, moi ? Vous voulez rire...



7 octobre 2000

Ce n'était pas au cinéma, c'était à la télé et parfois - trop rarement - la télé nous met sous la paupière de ces images qui valent un film de deux heures, en couleur et en version originale. C'était donc un de ces documents dont l'émission "Strip-Tease" nous a si souvent gratifié; on y voyait, on était en présence d'une vieille, très vieille femme, dans une institution pour personnes âgées comme il y en a tant. Plus précisément, on était dans la chambre, la modeste chambre de cette vieille, si vieille dame et on la voyait sortir de son sommeil, on la voyait s'habiller, se coiffer, faire son lit; avec tant de terrible lenteur comme si elle voulait, cette vieille femme, suspendre ou, au moins, ralentir le cours du temps, ce temps qui file, qui va s'en allant de plus en plus vite et puis qui rattrape les vieux, dans leur chambre, cette chambre qui est la dernière chambre de leur vie, cette chambre où ils sont seuls, dans laquelle, le soir, avant de s'endormir, ils se souviennent qu'ils ont été jeunes et beaux, que la vie commençait à peine; ils allaient, le dimanche, de village en village, après la messe, voir leurs fiancées, leurs galants, comme disaient mes grand'mères. L'une des deux s'en est allée, il n' y a pas bien longtemps, quelques mois avant son centième anniversaire, elle est morte seule, dans une chambre pareille à celle de cette autre, elle s'est endormie et ne s'est pas réveillée, ne se réveillera jamais; mais que cent ans, ça a dû être long... Les quelques dernières fois où je suis allé la voir, elle me confondait avec mon frère ou avec un de ses arrières petits-fils, qui ont des enfants et dont elle était l'arrière-arrière grand-mère. Ces arrières petits-fils, ce sont mes neveux et il y a aussi des nièces tous, m'appellent simplement: "tonton"; un tonton qu'ils voient rarement et qui vieillit, comme tous les tontons, un tonton qui finira peut-être seul dans une chambre, mais ce ne sera pas dans un hospice. Ou bien ce sera dans un hospice; allez savoir ce qui nous attend. Comme cette vieille femme, dans sa chambre, peut-être je m'éveillerai, j'enfilerai mes chaussettes comme elle enfilait ses nylons, je mettrai de l'ordre dans la literie, je prendrai mon café au lait avec une tartine de confiture et puis, comme elle, je lirai le journal avant de me mettre à la lecture d'un vrai livre, un vieux bouquin que j'aurai emmené dans une valise en carton, ma dernière valise et mon dernier livre, qui accompagnera les dernières pensées de ma vie. Je relirai les lettres de ma dernière amoureuse, vous savez bien, celle dont j'ai si souvent parlé ici et qui, hélas, sera peut-être partie avant moi, ne me laissant que des souvenirs, de terribles souvenirs d'elle qui seraient ma seule boisson, ma seule nourriture. Mourir, la belle affaire, chantait l'autre, mais vieillir, ah!, vieillir, savoir, comprendre, vivre ce vieillissement, qui peut dire ce que cela représente sinon les vieux, les vieux qui ne parlent plus, qui vont de la fenêtre au lit et du lit au fauteuil et du fauteuil à la fenêtre pour regarder la vie filer, les jeunes filles et les jeunes gens passer, qui rient et s'esclaffent et qui ne savent pas encore que la chair se meurt à petit feu, que la minuscule étincelle de la vie ne tient qu'à un fil. Et cette infime cordelette, chacun, à un moment ou à un autre, prend conscience de sa fragile existence, vous ne perdez rien pour attendre vous qui en êtes encore à croire que vous êtes là pour toujours; hélas, vous passerez comme nous serons passés et les promesses et les serments, les jamais et les toujours deviendront ces images, ces photographies noir sur blanc que des enfants que vous n'aurez pas connus regarderont en souriant. Nous ne sommes là que pour quelques années, quelques jours, quelques minutes à peine et nous n'avons d'importance que pour les quelques souvenirs que nous laisserons dans la mémoire de quelques-uns, qui à leur tour laisseront la place aux suivants. Et puis, plus tard, nous entrerons dans l'oubli, c'est comme ça.




30 septembre 2000

L'autre soir, il y avait Jean-Pierre Mocky à la télé et j'aime beaucoup Jean-Pierre Mocky; et si un jour, par hasard, Jean-Pierre Mocky me proposait de jouer dans un de ces films, je n'hésiterais pas une minute. Il se pourrait d'ailleurs que le lascar, avec qui je partage une égale aversion pour les innombrables turpitudes dont l'actualité récente nous donne le spectacle, je ne serais pas étonné d'apprendre disais-je qu'il projette de nous mitonner une version française du film qui, vous vous en souvenez, racontait les fâcheux déboires de Richard Nixon, obligé d'abandonner ses hautes fonctions à la suite du scandale du Watergate. Si Mocky me le demande, aucun problème, je ferais Jacques Chirac; Léon Michaux jouerait le rôle de Jean-François Khan, Jean-Louis Dupont camperait un Lionel Jospin plus vrai que nature - à condition de passer chez le coiffeur - quant à Xavière Tibéri, l'épouse de l'actuel maire de Paris, je ne sais pas trop. Maintenant, ceux qui viendrait prétendre que je n'ai aucune ressemblance avec Jacques Chirac feraient bien de regarder ailleurs et me dire si, par exemple, Gérard Depardieu ressemble à Christophe Colomb ou au Général de Gaulle. De toute façon, avec les progrès des images de synthèse et les prouesses des maquilleurs, plus rien n'est impossible et puis si Mocky exige que je tienne le rôle, c'est son affaire et j'estime que vous n'avez rien à voir la-dedans, c'est une affaire entre lui et moi; et puis, entre-nous, Léon Michaux n'a aucune ressemblance avec Jean-François Khan, mais cela ne l'empêchera pas de faire face à ses responsabilités devant l'histoire, la postérité et le chèque plantureux que Mocky est sur le point de lui faire parvenir. A propos de chèque, de pognon, de pots-de-vin, je suppose que les derniers développements de l'affaire Méry vous auront fait rire autant que moi et que vous suivez tout cela avec le même intérêt plus ou moins désabusé; parce que, entre-nous, on commence à avoir l'habitude et ce qui est étonnant, c'est tout le battage autour de cette histoire de cassette vidéo qui passe de mains en mains, que l'on planque au fond d'un tiroir et puis qui sort du même tiroir sans prévenir personne et qui disparaît, se volatilise et devient introuvable même pour les juges et les policiers qui ont pourtant une longue pratique dans ce domaine et qui, parfois, trouve sur le terrain de leurs investigations des trucs qui n'étaient pas là avant qu'ils n'arrivent. Donc, l'original, le master de la fameuse bande est introuvable, de là à prétendre qu'elle n'a jamais existé et que le document rendu public par le journal "Le Monde" la semaine dernière est un faux, il n' y a qu'un pas qui sera vite franchi le cas échéant et pour autant que ça arrange à peu près tous ceux qui sont, de près ou de loin, mêlés à cette histoire"abracadabrantesque" comme le disait le Président l'autre jour, citant Arthur Rimbaud, le poète et trafiquant d'armes bien connu. Que les braves gens qui sont aux affaires ne viennent pas se plaindre, après tout ça, si le bon peuple, fatigué, dégoûté préfère la pêche à la ligne au référendum; et puis aussi, ne raillons pas trop les moeurs de nos voisins, nous avons connu, nous aussi, de bien croquignonesques histoires comme celle, par exemple, de ce ministre, plus ou moins mêlé à l'affaire Agusta-Dassault qui, en arrivant à son cabinet, trouve sur son bureau un gros paquet de pognon, se gratte la tête, se demande comment tout ce fric a pu atterrir là et puis, le plus naturellement du monde, réagissant comme vous et moi il le brûle; et les pompiers, alertés par la fumée, restent gentiment à la caserne, la secrétaire du ministre n'entre pas en trombe dans le bureau pour s'encquérir de ce que fume son patron, l'histoire s'arrête là et le bonhomme, après s'être fait oublier pendant un certain temps, revient s'occuper de je ne sais pas trop quoi dans l'actuel gouvernement fédéral. Pour finir, un conseil: s'il vous arrivait d'avoir le moindre ennui avec la justice à propos de n'importe quelle stupide affaire d'argent ou de diamants retenez bien cette formule, qui est de Giscard d'Estaing, "J'oppose à ces rumeurs un démenti formel et j'ajoute méprisant". Si ça marche pour eux, y a pas de raisons pour que ça ne marche pas pour nous.










23 septembre 2000

Dans une interview diffusée par nos amis et concurrents de cette chaîne mais avec les images en plus, Paul Verhoeven cite le vieux Platon qui, si l'on en croit le réalisateur, parlait déjà de l'homme invisible alors que, tout le monde le sait, il n'y avait pas de cinéma du temps de l'illustre philosophe sans lequel notre civilisation ne serait pas ce qu'elle est, avec ses cinémas, son pétrole, ses syndicats et ses ministres de la culture. Parlant de l'extravagante éventualité ou de l'accident ontologique qui donnerait à un homme particulier ce don extraordinaire de l'invisibilité, Platon en vient à postuler que, nécessairement, une telle créature serait ou deviendrait mauvaise et s'adonnerait en toute impunité aux pires dépravations; au meurtre, au viol des femmes de ses meilleurs copains, au vol et autres exactions qui sont hautement répréhensibles et que nos lois, qui sont si bien faites, condamnent et punissent très justement, merci la justice. Moi, qui suis parfaitement invisible pour vous, enfin pour le plus grand nombre - parce que, tout de même, ils s'en trouvent qui, outre ma voix, connaissent ma si sympathique physionomie - moi, disais-je, si demain, à la suite de je ne sais quels concours de circonstances, j'en venais à disparaître aux yeux de mes congénères, de la femme de ma vie, de mes enfants et de ceux qui, généralement, m'entourent, j'aime autant vous dire que j'en profiterais au maximum. Je ne sais pas si vous imaginez à quel point il doit être jouissif de monter dans l'autobus, le métro ou le train sans payer, de se glisser à la suite d'un riche actionnaire de chez Total-Fina, dans la salle des coffres d'une banque réputée pour son sérieux, d'y passer le temps nécessaire pour mettre au point le hold-up du siècle et d'en sortir, de la banque réputée pour son sérieux, cent ou mille fois plus riches que le sympathique Albert Frère... Mais, me direz vous, et vous auriez raison de me le faire remarquer, être invisible est une chose, rendre les objets et les choses invisibles en est une autre. Donc, il y a un vice quelque part, reprenons. On disait que je serais invisible, que j'entrerais dans une banque, juste derrière ce cher Albert, que, bien sûr, je n'entrerais pas dans la salle des coffres de la banque réputée pour son sérieux et le mépris qu'elle affiche à l'endroit de ceux qui ne disposent que de leur misérable salaire ou de leur non moins misérables allocations de remplacement et qui donc, pour cette banque, valent moins que rien, alors qu'Albert - le milliardaire, pas notre bon roi - est reçu par le directeur de la banque, sa blonde et sémillante secrétaire, qu'il culbute à l'heure du café dans le divan profond où, dans un instant, l'ex-marchand de clous va poser son illustre postérieur. Ce qu'Albert, le directeur de la banque et sa secrétaire ignorent, c'est que je suis là; aussi peu visible que l'air qui les entourent et qu'ils respirent avec leurs poumons bien roses, que je suis avec la plus extrême attention les propos qui s'échangent dans le vaste bureau feutré et meublé et décoré avec goût, le banquier étant collectionneur de belles choses qui coûte les yeux de la tête et qui donnent aux artistes tellement appréciés par le directeur l'illusion d'être de la famille. Donc, je n'en perds pas une miette, je note mentalement ce qui va pouvoir servir mon audacieuse entreprise et, dans les jours qui suivent, avec le concours désintéressé d'un jeune et parfaitement visible petit génie de l'informatique, je vide tous les comptes d'Albert et de tous les petits malins qui traficotent, boursicotent et gigotent comme des malades pour gruger le fisc et, je provoque un énorme et jubilatoire séisme financier qui pousse à la rue, à l'alcoolisme débridé et au suicide tous ces requins. Je redistribue le tout aux paumés, aux cocus et aux exclus, on se fait une fête gigantesque de laquelle je ne suis pas, bien sûr: Robin des bois ne se fera pas connaître...




16 septembre 2000

Ah ! quand on y réfléchit un tout petit peu et avec pas mal de recul, on se dit que, tout de même, les types qui se sont creusé les méninges pour pondre de ces histoires de buildings avec eau, gaz et incendie à tous les étages, de bateaux, de sous-marins ou d' hommes grenouilles perdus au milieu d'éléments déchaînés, liquides ou autres, d' avions détournés, de camions sans chauffeur, doués d'une intelligence supérieure à celle des patrons-transporteurs, enfin, vous savez bien, ces films catastrophes qui ont marqués les années 70, on se dit, disais-je, que ces braves garçons ne soupçonnaient pas à quel point, trente ans plus tard, leurs histoires pourraient paraître d'une banalité aussi affligeante compte-tenu de ce dont nous assomme quotidiennement le flot incessant des nouvelles et autres prétendues informations. Car je ne sais pas si vous avez pris la peine de mesurer ne serait-ce que sommairement le temps qui a été consacré, en radio et en télé, les quantités d'encre et de papier, dans la presse écrite, qui ont étés nécessaires pour faire le point, chaque jour, de l'étendue de cette catastrophe universelle ou presque, de, n'est-ce pas, cette horreur sans nom d'un monde sans pétrole, sans essence, sans diesel... Moi j'ai mesuré et pesé; vous n'imaginez pas, en une semaine, ce que ça représente... En super sans plomb, ça doit chercher dans les trois cent millions d'hectolitres et j'exagère à peine... Dans les siècles anciens, les damnés de la terre se jetaient dans l'émeute pour le pain, la troupe tirait sur le peuple qui réclamait du pain et on a entendu une Reine de France, vers qui montait la rumeur de la faim, dire qu'à défaut de pain, l'on jette au peuple des brioches; et, aujourd'hui, de mauvaises langues rapportent qu'un ministre, excédé et coincé dans les bouchons et les embouteillages (toujours ces histoires de bouteilles et de bouchons) ce ministre se serait exclamé: "nom de dieu, qu'on foute des moteurs de vélo aux camions et que ces emmerdeurs pédalent !" Que voulez vous, il faudra bien supporter encore pendant un certain temps, les ennuis, petits et grands, qu'engendre ce monde si plaisant et si plein de belles et jolies choses, de tonnes de bouffes emballées sous vide, de fraises qui ne viennent plus de Wépion mais du moyen-orient, d'asperges mises en boîte à Istanbul ou à Séoul et qui, d'une manière ou d'une autre, se doivent d'arriver dans nos assiettes; si nous voulons continuer à vivre comme des pachas sans voir plus loin que le bout de notre nez, hé bien tant pis, faudra continuer à payer et continuer, à n'importe quel prix, à être payé, à être plus ou moins bien payé quel que soit le degré d'idiotie du boulot que nous sommes tenus d'abattre, sur la terre ferme ou coincé, pendant des heures et au long de centaines de kilomètres, dans une cabine de poids lourd, pour amener à bon port des tonnes de sardines, de poudre à lessiver ou de produits hautement toxiques. Le plus drôle, là dedans c'est ce sociologue bien connu de nos services et qui, dans un journal, mercredi dernier, disait voir, derrière le remue-ménage provoqué par les routiers, des relents soixante-huitard et un ras-le-bol devant l'inhumanité de l'horreur économique. Ce qui moi m'a frappé et touché, ce sont ces ouvriers de je ne sais quelles entreprises qui, spontanément, ont cessé le boulot pendant quelques heures pour bloquer l'un ou l'autre tronçon d'autoroute, sans camions, à la force des mollets, pour attirer l'attention des pouvoirs publics sur la situation des chômeurs et des minimexés qui, dans les semaines à venir, auront à faire le plein de leurs cuves de mazout en prévision de l'hiver, qui sera là bientôt et qu'aucun barrage, routier ou autre ne pourra empêcher et qui, les pauvres, avec un peu de chance, auront tout juste de quoi se payer dix ou quinze litres de précieux liquide, pour ne pas crever de froid pendant un jour ou deux. Ce qu'ils ont fait là, ces quelques centaines de types en bleus de travail, je vais vous dire, c'est peut-être le signe que quelque chose est en train de bouger. Attendons voir, nous avons jusque la semaine prochaine...



9 septembre 2000

Je le dis sans rire, si j'avais pu choisir le lieu et l'époque de ma naissance , il ne fait aucun doute que Rome, à l'apogée de sa puissance et de son rayonnement aurait parfaitement fait l'affaire. Je n'ai aucune difficulté à m'imaginer dans la peau d'un Empereur, d'un sénateur ou, plus simplement d'un honnête artisan, Romain, bien sûr, histoire de ne pas donner l'impression de péter plus haut que mon cul et de jouer à Paco Rabane qui, lui, ne peut évidemment pas avoir été, dans une de ses nombreuses prétendues vies antérieures, autre chose qu'un personnage riche, influent et célèbre. Tenez, à la rigueur, je suis même prêt à me mettre dans la peau d'un esclave doux et dévoué à son maître, attendant patiemment l'heure de son affranchissement ce qui ne me changerait pas tellement de la vie, tout à fait réelle, que j'ai mené jusqu'ici, la seule différence étant que j'ai eu plusieurs maîtres et qu'aucun d'eux n' a jugé bon de faire de moi un citoyen digne de ce nom. Gladiateur, je ne sais pas, j'hésite... à proprement parler je n'ai pas vraiment le physique, me manque une bonne vingtaine de kilos et au moins trente centimètres de plus - en hauteur, bien sûr - pour prétendre être en mesure de faire face aux féroces barbares Germains qui enthousiasmaient les spectateurs du cirque du temps de l'Empereur Commode qui a existé et qui, je l'ai vérifié dans un excellent livre consacré à la civilisation Romaine, a effectivement combattu dans l'arène mais sans y laisser la vie, faut pas exagérer, non plus. Ce préambule pour vous faire part de mon enthousiasme relativement au film de Ridley Scott, un enthousiasme tel que je l'ai vu deux fois et que je n'en manquerais pas une troisième si j'en ai l'occasion. Et vous n'y échapperez pas, je m'en vais, ici même et pas plus tard que tout de suite, vous dire ce qui, selon moi, ressort de tout cela. Pour commencer, ceci: je regarde autour de moi, je vais de là à là, de rues en rues et de places en places, j'ouvre le journal du jour et que vois-je ? Je croise des passants agglutinés devant les devantures des magasins, je monte dans l'autobus, j'entre dans le bistrot de mon quartier et qu'entends-je ? La réponse est simple; je ne vois rien, je n'entends rien. Sinon de vagues silhouettes l'oreille collée au téléphone portable, sinon des propos insanes sur la pluie et le beau temps. Rien, il ne se passe rien, un sous-marin au fond d'une mer lointaine, un avion écrasé je ne sais où, un ministre qui fait l'article et vante sa dernière trouvaille; à part ça, rien. Pas de menaces à nos frontières, pas de barbares aux portes de nos cités, pas d'aventures. Des vieilles dames détroussées, des bagarres dans les bars de banlieue, des files d'automobiles sur les autoroutes et le prix de l'essence qui augmente; autant dire, rien. Des cancéreux en phase terminale, à l'abri des regards, au creux de lits anonymes, des chiffres plus ou moins alarmants sur les morts provoquées par les gaz d'échappement des bagnoles, je ne sais au juste combien de centaines de millions de bagnoles sur l'ensemble de la planète et, par dessus tout ça, un refus de la mort, une panique abjecte à la seule idée de la mort, le désir, partout de l'absence de la mort, la négation de la mort. Chez les Romains, non pas le désir de la mort mais sa présence, partout acceptée, dans la guerre comme dans la paix, le courage devant la mort, par le glaive ou la flèche. Ici, maintenant, le premier flocon de neige provoque des paniques ridicules, les pannes de courant électrique plonge des villes entières dans le désarrois et le désordre, nous sommes, devant les forces de la nature, aussi démunis que des enfants; nos dieux sont en voie de perdition, la magie et les beautés du monde sont mis en boîte et sur disques magnétiques et nos gosses font la guerre devant leurs consoles de jeu vidéos. Ce qui me réjouis, je le dis avec le plus grand sérieux, c'est que cette civilisation de toc et de frivolités tristes ne durera plus longtemps; dans dix ou cinquante ans s'en sera fini de cette farce et, avec cette époque, c'est le souvenir de ce que Rome nous avait légué qui disparaîtra.





24 juin 2000

Heureux les esquimaux, les lapons, les ours blancs assis sur la banquise, les phoques nageant dans les eaux glacées de l'antarctique et les gens du sud de la France qui se bourrent au pastis, avec des cubes de glace, s'il vous plaît. Moi, cette chaleur, je vais vous dire, elle me tue, littéralement. Je perd cent grammes à la minute et, à l'heure où, tant bien que mal, je laisse se succéder les quelques vagues et brûlantes petites idées qui montent de mes circonvolutions cervicales immergées dans une boue grisâtre en pleine ébullition, je dois peser entre vingt et vingt-cinq kilos alors que la semaine dernière, au même moment, j'ai fait exploser mon pèse-personne rien qu'à jeter sur lui un regard distrait. Pauvres et courageux travailleurs dans les usines, les ateliers, les administrations, les magasins, les autobus et les trains, pauvres et inconscients naveteurs dans vos caisses de métal avec des roues en dessous et un moteur pour faire avancer le tout, coincés que vous êtes à quelques kilomètres à peine des portes de la capitale, avec ce soleil qui fait fondre l'asphalte qui colle à vos semelle si vous avez le malheur de sortir de votre engin transformé en four à pizza, rien que pour voir si, dans le lointain, tous ces connards vont enfin se décider à se bouger le cul. Je serais les syndicats, je lancerais un préavis de grève ultra-générale dans absolument tous les secteurs d'activité sauf, je vous en prie, les bistrots et les friteries. Je suis convaincu que ce vaste mouvement aurait l'assentiment de l'ensemble des travailleurs, voire même, des patrons eux-mêmes qui, quoiqu'en disent les mauvaises langues, travaillent aussi, ne serait-ce qu'un tout petit peu, dans leurs bureaux climatisés. Ce que je n'arrive pas à comprendre, malgré ma grande intelligence et ma parfaite connaissance des tréfonds de l'âme humaine, c'est comment, par une telle chaleur, même à la nuit tombée, il puisse se trouver des gosses de banlieues qui sortent de chez eux pour s'en aller se coltiner avec les petites têtes obtuses des supporteurs britishs ou autres. Se taper dessus dans de telles épouvantables conditions climatiques, excusez moi, les jeunes, ça me dépasse. Avez vous pensé un seul instant à ces pauvres policiers et gendarmes, affublés de tenues réglementaires qui doivent peser des tonnes, le casque transformé en cocotte-minute, obligés d'attendre que vous ayez fini d'emmerder le monde avec vos castagnes à la con, obligés, aussi, pour mettre fin à vos jeux débiles, de vous courir après dans les ruelles et sur les places, de vous taper dessus à grand renfort de matraque - et croyez-moi ,petits jeunes des banlieues, à leur place je ferais pareil - alors que leurs femmes les attends à la maison, que leurs gosses, à la télé, voient leurs papas recevoir des bouteilles et des tables et des chaises sur le coin de la gueule, y avez-vous pensé un seul instant, jeunes des banlieues vous qui, plus tard, privés de boulot, vous engagerez peut-être dans la police ou dans la gendarmerie? Faites-moi plaisir, jeunes débiles qui aimez la violence; donnez vous rendez-vous dans n'importe quel coin perdu d'un de vos quartiers et tapez vous dessus entre-vous, cassez-vous la tête, les dents, les bras, les jambes et tout ce que vous voulez mais nom de dieu, faites ça entre-vous et arrêtez de faire chier le monde à la moindre ridicule occasion. La plupart de ceux que vous prenez pour cible n'ont qu'une envie: faire la fête, boire un coup et chanter des trucs débiles à la gloire de onze types qui ont particulièrement bien joué ce soir là; s'il vous plaît, foutez-leur la paix, foutez la paix à ceux qui se promènent gentiment bras-dessus, bras-dessous ou tout seul dans une rue déserte et sur lequel vous tombez à dix pour lui piquer sa carte de banque, son porte-feuille avec la photo de sa chérie et les clefs de sa bagnole... Foutez-moi la paix, partez en vacances ou ne partez pas, tuez-vous dans vos bolides à la sortie des boîtes, ça m'est égal, mais foutez moi la paix... Allez, si je ne me fait pas éclater la gueule un de ces jours, on se retrouve en septembre, bonne vacances à toutes et à tous...




17 juin 2000

Il y a quelques années d'ici, ceux de ma génération s'en souviendront, il était de bon ton, dans les milieux dit intellectuels, de jeter sur le sport en général et sur le football en particulier, un regard méprisant et hautain. Je me rappelle certaines disputes homériques avec des gens qui ricanaient sur cette stupidité qui consiste à mettre en présence vingt-deux bonshommes en culottes courtes avec un seul ballon alors qu'un ballon par joueur permettrait que tous soient satisfaits. Moi qui ne suis pas un con fini - la preuve c'est que je cause dans le poste - je vais vous dire: le foot, quand c'est beau, c'est beau. J'y ai joué comme un forcené quand j'étais adolescent et que mes idoles s'appelaient Di Stéfano, Gento, Puskas, Piantoni et Kopa, j'ai marqué quelques buts d'anthologie mais la télé en était à ses débuts et aucun de mes exploits n'a été archivé, vous ne savez pas ce que vous manquez. J'ai ce souvenir de la première fois où, avec les cousins de Bruxelles, mon grand-père et mon père à moi, je découvris l'atmosphère inoubliable du vieux stade de Sclessin à l'occasion d'un match entre le Standard de Liège et l'Union Saint Gilloise. C'était l'hiver, il faisait un froid de canard et, dans cet amphithéâtre de béton qui me paraissait immense, des dizaines de milliers de gens hurlaient, chantaient, trépignaient et battaient des pieds pour se réchauffer. Je ne me souviens pas du score de ce dimanche là, ce n'est pas bien important, ce dont je me rappelle et qui m'avait subjugué c'était ce bruit de houle et de tempête qui montait de la multitude aux moments les plus cruciaux et quand, surtout, la balle, après être passée de pieds en pieds en passant par l'une ou l'autre tête, s'en allait se ficher entre les poteaux du but. Ce bruit, je suis même capable de l'imiter, je vous le ferais peut-être en fin de chronique, si ça se trouve. Pour l'heure, au moment où je rédige ceci, coincé entre ma bibliothèque et l'arrière de mon téléviseur, qui est allumé mais dont je ne capte que le son, les Turcs et les Suédois sont en train d'en découdre et, derrière les commentaires des journalistes d'une chaîne concurrente, j'entends les cris et les clameurs des spectateurs et je trouve ça beau. Maintenant, expliquer, tenter d'expliquer et de faire partager le plaisir qu'il y a à taper dans un ballon comme des millions de gamins le font de par le monde, des plages de Rio à la petite place baignée de soleil d'une petite ville de France où, comme il m'est arrivé de le faire, devenu plus grand, de disputer d'interminables parties avec des gamins de la banlieue d'Alger, expliquer et faire partager pourquoi, lorsque je pénètre, rarement il est vrai, dans les travées d'un stade, mon coeur bat plus fort, ce n'est pas mon propos; simplement, ce mystère existe, cette magie du vert de la pelouse, des couleurs dans les gradins, des clameurs et des ovations interminables et ces joueurs qui tournent, dansent, courent et se jettent dans ce simulacre de guerre, cela existe, cette magie existe, elle est universellement partagée et il y a là dedans bien autre chose qu'un jeu de balle. Les enfants des favellas volent les touristes étrangers rien que pour avoir cette chance de pénétrer dans l'immense nef de béton du Maracana et pour se mêler aux cent quatre-vingt milles voix qu'on entend à des kilomètres à la ronde quand Botafogo met la raclée au vieux rival de Fluminense et que l'enceinte mythique tremble sur ses fondations, vieilles d'un demi-siècle; c'est là, devant les yeux ravis de tout un peuple que le grand, l'inoubliable Pelé a inscrit son millième but, c'est là qu'un jour je rêve d'aller, tout comme j'ai rêver de vivre une finale de Cup dans le vénérable stade de Wembley, qui va disparaître. Et quand j'étais gamin, quand je mettais la balle entre les paquets de vêtements et de cartables, j'avais dans les oreilles l'incroyable clameur, j'étais Pelé, j'étais Puskas, j'étais Garrincha. Et n'allez pas dire que je déraisonne, tous ceux qui ont à un moment de leur jeunesse joué à ce jeu finalement facile à comprendre et à aimer, savent ce que c'est que ce rêve...







10 juin 2000

Pendant toute mon enfance j'ai souvent entendu mes grands-parents, mes parents, mes oncles et mes tantes parler de cette période terrible de la (peut-être) dernière guerre mondiale... L'exode et la fuite devant les armées de la Wermacht, jusqu'à Rouen et retour, l'occupation allemande, la peur des patrouilles, la nuit venue, quand mon père, qui courtisait ma future mère, s'est retrouvé, alors qu'il la raccompagnait chez ses parents à elle - il fallait pour cela traverser une bonne partie de la ville, de Liège, donc - s'est retrouvé sans ses papiers, pratiquement nez à nez avec une douzaine de ces sombres soldats prêts à égorger nos fils et nos compagnes. Et puis l'engagement de mon père, en 44, dans les troupes de volontaires belges qui suivait l'avance des armées américaines dans une Allemagne livrée au chaos de la débâcle, mon brave père, ce héros au sourire si doux laissant ma mère seule avec ma soeur aînée, qui attendait, ma mère, l'heureux événement de notre naissance à mon frère jumeau et à moi. Un frère jumeau qui, hélas, n'a pas survécu plus de deux jours, me laissant à jamais avec ce curieux petit trou dans l'âme, qui n'a jamais été comblé, mais soit. La guerre, donc, j'en ai entendu parler et pas qu'un peu. Parce que, à l'école primaire, en ce temps là, six ans après la fin des hostilités, le souvenir de cette période restait extrêmement vivace et que, parmi les survivants, se trouvaient nos instituteurs dont certains avaient connus la captivité dans les camps de prisonniers de guerre ou, pire encore, comme notre professeur de musique, étaient rescapés des camps d'extermination dont les noms, très tôt, ont résonné à mes oreilles comme à celles de mes condisciples d'alors. Et ce n'est qu'à l'adolescence que j'ai vu les premières images de cette période, les premières images mouvantes, pour être plus exact. Des images sales, noires et grises des marées humaines vociférentes, de ce bonhomme à moustache qui faisait penser à Charlie Chaplin et qui hurlait, menaçait, invectivait du haut d'une tribune noyée par les drapeaux, les puissants projecteurs balayaient la foule et les troupes noires et grises et sales défilaient, martelaient le sol de leurs bottes; et mes parents, mes grands parents, mes oncles et mes tantes avaient vu cela, eux aussi, aux actualités cinématographiques, juste avant "Autant en emporte le vent" ou avant "La grande illusion". Et puis j'ai vu, plus tard, ces images du ghetto de Varsovie, de Buchenwald, de Dachau, ces amoncellements de corps décharnés, ces visages, encore habités par un mince souffle de vie, au regard à jamais embrumé par l'horreur plongé dans l'oeil de la caméra, plongé dans mon regard, ces doigts comme des serres d'oiseaux blessés, agrippés aux barbelés dans l'attente de la main amie et libératrice. Tout cela, ces gris, ces noirs avec des éclairs blancs, parfois, l'autre soir, à la télévision, a pris une autre dimension. C'était à peu près les mêmes images, le même Hitler, les mêmes drapeaux mais devenus blancs, rouges et noir, les mêmes colonnes de soldats mais acclamés par des femmes blondes, vêtues de robes de toutes les couleurs, les mêmes cortèges de fuyards traversant des campagnes verdoyantes, les mêmes bateaux mais sur des mers bleues ou vertes, les mêmes cadavres dans la neige de Russie, mais avec un sang rouge débordant de leurs bouches. Voilà; l'histoire du milieu de ce siècle-là, désormais, on peut la suivre un peu à la manière de celle qui se déroule, aujourd'hui, sous nos yeux, aux informations télévisées, la saleté grise et noire a fait place à la couleur et désormais, le Führer du Reich a figure humaine, par certain côté la couleur l'humanise tout comme elle rend plus proches, et donc plus banales, les images des massacres et des morts de ces temps lointains, de la même façon que la couleur de nos téléviseurs banalise les images de l'horreur de notre temps qui n'en manque pas et auxquels nous sommes tout bêtement habitués. Et si on avait disposé du cinématographe et de la télévision du temps de l'empire romain, nous pourrions, à l'aise et parfaitement détaché, suivre, en léger différé, la guerre des gaules, comme nous avons suivi, en direct, il y a peu, la guerre du golfe...




3 juin 2000

Jeudi, avant-hier donc, c'était jour férié et chômé, en tout cas pour la plupart d'entre-nous puisque, tout de même, les trains roulaient, les bus circulaient et que les agents de la paix publique déambulaient en ville, en toute décontraction, sous un soleil de printemps masqué, par moment, par de très beaux nuages. Pour ma part, j'ai passé une partie de l'après-midi avec mon vieil ami Patrick Leboutte, rencontré inopinément et tout à fait par hasard et que je n'avais pas vu depuis longtemps; nous nous sommes installé à une terrasse de bistrot, bien entendu, et nous avons parlé de choses et d'autres; de cinéma, de littérature, du temps qui passe et qui ne change rien à l'estime et l'affection que nous nous portons mutuellement. Nous étions là, dans la paix et le relatif silence de cet endroit qui est un des lieux de rencontre des liégeoises et des liégeois qui y viennent pour boire un coup ou manger le plat du jour et pour regarder les liégeoises et les liégeois qui passent, bras dessus-bras dessous, à peu près toujours les mêmes, des têtes que l'on connaît depuis des années, que l'on salue de la main ou qui s'arrêtent pour prendre des nouvelles. C'est ça qui est agréable, quand on n' est pas trop occupé par telle ou telle entreprise ou qu'en tout cas on n'est trop pressé de s'y remettre, c'est d'être ainsi comme, je le pense, nous devrions être en permanence, débarrassés des contingences immédiates, l'esprit au repos, à peine soucieux du repas du soir, qu'il faudra tout de même préparer et on se dit que rien ne presse, penser à cette chronique qu'il va falloir rédiger, dans la soirée ou même, si cela était nécessaire, dans le courant de la nuit... Décidément, rien ne presse, en ces moments-là; le temps est tendre et velouté, on sirote son café, on se roule paisiblement des cigarettes et tant pis pour la journée mondiale sans tabac, quand nous serons morts nous ne fumerons plus, c'est promis juré. Et puis, Patrick prend congé, le travail, tout de même, l'attend et moi, je me lance dans une de mes chères entreprises: attendre. Qui ? Je ne le dirai pas; histoire de ne pas heurter tel esprit chagrin qui estime et qui se plaint - on me l'a rapporté - que je parle trop de telle personne et donc je ne dirai pas qui j'attendais, ce jeudi-là, sur le coup de trois heures de l'après-midi mais je dirai comment et avec quelle intensité j'ai appris à attendre de la sorte cette personne et nulle autre, n'en déplaise au susdit esprit chagrin qui n'a peut-être pas cette chance que j'ai, moi, d'attendre à ma façon cette personne. Nous nous quittons, le vieil ami et moi, en nous embrassant comme nous en avons l'habitude et moi, le regardant s'éloigner dans la rue St. Paul, quasiment déserte, je me mets en chemin, le même chemin, en réalité, que celui dans lequel vient de s'engager l'ami en question, mais que j'emprunte d'un pas lent et parfaitement maîtrisé, les mains croisées derrière le dos, l'oeil aux aguets, l'oreille fatiguée tendue aux sons de toutes sortes qu'elle veut bien encore me permettre d'entendre, cette oreille fatiguée. Ainsi vais-je, des Chiroux, où nous étions encore à la minute précédente, mon vieil ami et moi, vers la rue St. Paul, qui mène à la place Cathédrale d'où, en toute hypothèse, doit venir la personne que j'attends et avec qui j'ai rendez-vous, au même endroit, les Chiroux, donc, à quatre heures de ce bel après-midi. L'heure du rendez-vous est loin d'avoir sonné et me voici, longeant les vitrines des magasins, m'arrêtant longuement devant l'étal d'un bouquiniste, faisant l'inventaire, méthodiquement, de ce qui se trouve à l'étalage, plus loin je lorgne distraitement les vaisselles et les accessoires de luxe que l'on trouve dans les bonnes maisons et, régulièrement, je regarde dans le lointain, je scrute en réalité le lointain, vers la place Cathédrale, dans l'espoir de voir apparaître la silhouette que je distinguerai sans difficulté dans une foule de cent milles personnes, n'en déplaise à cet esprit chagrin. Et tout à coup, je ne sais par quel prodige, elle est devant moi, la silhouette; et mon coeur fait un bon.


27 mai 2000

Je vous avouerais -à moins que vous ne le sachiez déjà- que les festivals en général et celui de Cannes entre - autres - ne m’ont jamais semblé être de véritables événements. Mais enfin, puisque festivals il y a, que tout le monde ou à peu près, en parle, il m’est bien difficile de passer à côté du sujet d’autant plus que, si mes souvenirs sont exacts, nous sommes là, vous et moi, en plein dans une émission consacrée au cinéma et même, consacrée presque, sinon entièrement, au festival de Cannes; si je fais erreur, si, par exemple il s’agit d’une autre émission de télévision - le juste prix, par exemple - je suggère que l’on m’interrompe tout de suite en coupant illico les caméras... Mais je vois qu’on me fait signe... un moment je vous prie...je prend le téléphone... oui, bon, d’accord, je continue? je continue, c’est ça? Bien, d’accord. Cette nuit et demain matin, de légères pluies alterneront avec de belles éclaircies qui iront en s’élargissant au cours de l’après-midi, les températures oscilleront entre quatorze et dix-huit degrés et si vous projetez une petite promenade digestive en soirée, prévoyez tout de même une petite laine... Pour ce qui est du festival, de Cannes, qui s’est clôturé pas plus tard que dimanche soir avec la distribution des prix, on notera que cette année, nos amis belges sont injustement écartés de toute forme d’éloges ce qui, assurément, tient au fait que les frères Dardenne n’ont pas terminé leur prochain film, ANTONIO, qui, d’après ce que j’en sais, racontera l’histoire d’un immigré italien de la troisième génération qui réussit d’une manière tout à fait épatante dans le domaine du commerce tel qu’il se pratique aujourd’hui, via Internet, poil à la savonnette. Ce que je retiendrais, moi, des à côtés de ce grand rassemblement, auquel participait notre estimé Jean-Lou Dupont, c’est cette interview du gros Gérard, dans le cadre d’une émission qui lui était entièrement consacrée sur la chaîne ARTE, diffusée alors que l’on pouvait à loisir se repaître de la bande annonce du film projeté lors de la soirée inaugurale du festival - de Cannes, donc - Vatel. Que je n’irais pas voir, comptez sur moi. Deux cents ans après la Révolution française, je trouve indécent qu’on nous assassine la rétine avec les fastes ridicules de la cour du roi soleil, poil à mon oreille. Ce que je suis loin d’avoir trouvé indécent, par contre, c’est donc, cette longue et, je le dis, passionnante séquence, au cours de laquelle le brave - oui, oui, le brave - Gérard, Gérard Depardieu et pas Gérard Lenormand, se livre d’une façon absolument touchante, pour ne pas dire, à certains moments, tout à fait émouvante. Voilà, n’est-ce pas, un gros escogriffe boulimique, mangeur de pellicules -de cinéma et pas de cuir chevelu - mal à l’aise avec les mots, tenant tant bien que mal dans un fauteuil trop petit pour contenir son dixième de tonne, voilà, disais-je, tout simplement un homme. D’une extrême gentillesse, qui part dans un grand et beau rire quand, au détour de l’interrogatoire, il est pris en défaut et qu’il ne sait que répondre, un homme sensible à ce qui fait la différence entre la connerie et l’intelligence élémentaire qui consiste, par exemple, sur le tournage d’un de ses films, où il jouait le rôle d’un prof confronté à une classe de demeurés, à citer une phrase d’un grand dramaturge hexagonal - Lamartine, Chateaubrilland ? - et proposer à l’un des jeunes figurants du film, de s’en imprégner, de la regarder en face et de voir si, au bout du compte, les: nique ta mère, putain chier-con, tu va voir ta gueule, hé, enfoiré et autres onomatopées jeunistes sont, oui ou non, du langage. Un Gérard Depardieu tantôt grave ou jovial, qui reconnaît qu’il en fait trop mais avoue sans fausse pudeur que, vraiment, c’est plus fort que lui, qu’il ne peut vraiment pas imaginer sa vie autrement, enfin et bref, une personnalité qui, assurément, ne méritait pas de ma part autant de petites méchancetés pour lesquelles je lui demande, en toute amitié, qu’il veuille bien me les pardonner, poil au gros nez, sympathique de Gérard...



6 mai 2000

Je crois vous avoir déjà parlé, à demi-mots, du quartier où je vis depuis maintenant un peu moins de deux ans; ce que je ne vous ai encore jamais dit, c’est que ce quartier, outre le fait qu’il est à un quart d’heure, à pied, de la gare principale de Liège et qu’on appelle la gare des Guillemins, à dix minutes d’une autre gare, celle de Jonfosse, à dix minutes du centre ville, à pied toujours; je ne vous ai jamais parlé de cette autre particularité de mon quartier qui est, également, d’abriter une moyenne surface commerciale où l’on trouve à peu près tout ce qui est nécessaire à l’approvisionnement en denrées diverses, avec des caissières, toujours les mêmes, des serveuses et serveurs du rayon boucherie, toujours les mêmes, aussi, avec qui je discute le bout de gras quand il n’y a pas trop de monde à attendre son tour, avec qui, en tous cas, je mets un point d’honneur à être toujours parfaitement correct tout comme, avec les caissières, je ne rate jamais l’occasion d’un bon mot ou de l’une ou l’autre pirouette dont j’ai le secret et qui fait de cet endroit, plutôt qu’une superette ordinaire, une manière d’épicerie du coin un peu à la manière de celles qui se trouvaient dans le quartier de mon enfance et où ma mère m’envoyait pour un kilo de patate, un paquet de margarine ou une barre de chocolat. Juste en face de la superette, sur le trottoir d’en face, il y a un bistrot que j’ai commencé à fréquenter à l’époque - il y a deux étés - où j’entreprenais les travaux de peinture, de tapissage et autres vernissages de plancher de mon futur appartement. Il me faut préciser que, juste à côté de la superette, se trouve aussi une surface où l’on trouve tout ce qui a trait aux travaux de bâtiment et au jardinage et que, mis à part la baguette et le pâté que j’allais acheter en face, je trouvais là-bas les peintures, brosses, papiers peints, enfin, tout le nécessaire pour faire d’un lieu passablement sinistre, un appartement clair, frais et joyeux dans la pièce arrière duquel je suis présentement en train de rédiger cette chronique avec la fenêtre ouverte sur le jardin et mon vieux pote le merle qui s’époumonne comme chaque soir depuis que le printemps est là et c’est une bien belle soirée que celle-ci. Donc, ce bistrot. Pendant des semaines, il y a bientôt deux ans maintenant, j’y entrais avec un tonitruant “M’sieurs, dames” sans qu’aucun des clients accoudés au comptoir ne daigne répondre à mon salut, je sais aujourd’hui pourquoi. C’est que, voyez vous cet endroit est un véritable café de quartier, avec ses habitués qui font la bise à la patronne, qui se connaissent tous depuis des années et qui, par dessus tout, tiennent à leur tranquillité et qui, d’instinct, voient d’un mauvais oeil le “nouveau” dont on ne sait rien et pour cause et que, dans le doute quant à ses intentions, ils préfèrent, dans un premier temps, tenir relativement à distance. Vous aurez compris que si j’en parle aujourd’hui c’est que, bien évidemment, avec le temps, j’ai été adopté, de même que la femme de ma vie qui, lorsqu’elle m’accompagne à l’occasion des courses du soir, me tient aussi compagnie pour l’apéro ce qui n’est pas pour déplaire à certains qui, quand ça se trouve, s’invitent à notre table. Nous avons eu de très beaux et intenses moments avec l’un ou l’autre; ce n’est pas tous les jours, bien sûr et, quand je suis seul pour l’apéro, je me mets au comptoir et il m’arrive de ne pratiquement rien dire à personne; ou bien, pour peu que je sois en forme, je fais mon petit numéro et on se marre plutôt vachement bien. Ce genre d’endroit, avec les mêmes têtes à chaque jour qui passe, avec la patronne toujours assise au même endroit, sur son tabouret, au bout du bar, qui se trouve à gauche en entrant tandis qu’en face on trouve de ces vieilles banquettes de skaï et des tables en formica imitation bois, a, à mes yeux, autant d’importance que, par exemple, les merveilleuses petites salles de cinéma du Churchill, au centre ville. Ce sont des endroits à échelle humaine, tout simplement et ça n’a pas de prix ces petites conneries là. Et si je vous dis, pour finir, que c’est à cause de l’enseigne que j’y ai mis les pieds pour la première fois, vous allez tout comprendre: Ce bistrot s’appelle “La belle équipe”... hé oui, comme le film de l’autre...


29 avril 2000

Il y avait, jeudi matin, dans deux des journaux que j’ai eu sous les yeux, de très saisissantes photographies transmises par le télescope “Hubble” qui, vous ne l’ignorez pas, gravite à 620 kilomètres d’altitude et qui, de tout là haut, scrute notre univers avec un regard d’une acuité phénoménale et nous donne l’opportunité de voir bien au delà ce ce qui était imaginable il y a à peine vingt ans. Or donc, jeudi soir, après le repas amoureusement préparé par mes soins, nous en étions, ma chérie et moi à fumer la cigarette d’après souper lorsque, à la suite de je ne sais quel échange, j’en vins à lui parler de ces photographies et à monter dans mes appartements dans le but de me saisir d’un des deux journaux en question -”Le monde”, plus précisément, daté du mercredi 26 avril, où, en pages 26 et 27, apparaissaient ces fameuses photographies accompagnées d’un texte explicatif d’un très bon niveau. En sortant le journal de la serviette de cuir qui me suit partout dans mes déplacements, sans y réfléchir, je mis en marche la petite radio, posée sur l’appui de fenêtre à l’instant précis où une voix dont j’ignorais le propriétaire parlait de physique, de métaphysique, de théorie générale de la relativité et de Big Bang... Le journal à la main, j’entrepris le déplacement en sens inverse, de mes appartements, donc, à la cuisine des appartements de la femme de ma vie, au rez-de-chaussée et, déposant le journal sous ses beaux yeux, je l’informai du fait que je venais de vivre un de ces moments éminemment surréaliste mettant en jeu le hasard objectif cher à André Breton et ses amis et, là dessus, j’allumai sa petite radio à elle, posée sur la machine à laver le linge, pour suivre la suite de la discussion dont les premières bribes m’avaient irrésistiblement mené à cette étrange alchimie qui fait se rencontrer les éléments, les mots, les images, le temps et l’espace pour nous mener au devant de la seule vraie poésie. La voix continuait de se faire entendre, il était question des débuts de l’univers quand, il y a des milliards d’années, la gigantesque, incommensurable et incroyable concentration de matière et d’énergie se mit à se répandre à des vitesses inimaginables, formant les mondes, les galaxies, les soleils, les naines blanches et les super-novas, les géantes rouges et les masses sombres de l’anti-matière, avec, en bout de course, l’apparition ici et ailleurs, peut-être, de la vie. Et après la première cellule vivante, l’évolution irrésistible qui mène à l’homme. Pauvre bipède menacé de toutes part, qui traverse les siècles et fait l’histoire, s’invente des dieux pour se sentir moins seul, regarde le ciel, la nuit, assis sur une pierre et tremble de bonheur et de crainte devant le merveilleux spectacle qui s’offre à lui. Pauvre bipède que je suis, qui se pose cette terrible question: et juste avant la première micro-seconde de ce désormais si confortable “Big Bang”, juste avant, donc que commence l’univers, il y avait quoi ? Et d’où venaient cette matière et cette énergie, où diable se nichaient-elles, qu’est-ce qui les retenaient jusque là de se répandre comme elles l’ont fait...? Est-il possible d’imaginer ne serait-ce qu’un instant que dans un premier temps, dans l’absence absolue de temps, il n’y avait ni matière, ni poussière infinitésimale, ni la moindre petite parcelle d’énergie, ni rien du tout, nulle-part, que partout, à l’infini, il n’y avait qu’un vide absolu, du rien répandu, même pas une nuit glacée et profonde, ni seulement des eaux glacées, non, seulement et strictement du rien, une colossale absence... et puis, d’un coup, d’un seul coup, cette explosion, ce souffle brûlant et puis nous, plus tard, qui sommes encore et toujours orphelins, qui naissons et qui mourons sans que rien ne nous permette de comprendre pourquoi les choses sont ainsi, pourquoi les astres tourbillonnent, pourquoi les galaxies entrent-elles en collision, pourquoi les soleils s’éteignent-ils, eux aussi... Je ne peux me satisfaire de ce dieu moralisateur et méchant au nom duquel on excommunie et punit, Dieu ne peut-être qu’un principe VERTIGINEUX...



22 avril 2000

Bien chers soeurs et frères, nos prières auront fini par être exaucées comme vous aurez eu le loisir de vous en rendre compte ces jours derniers puisqu’aussi bien, à la suite de mes contacts téléphoniques avec Dieu, il y a de cela quelques semaines, ce satané printemps daigne enfin être digne de ce nom. L’autre soir, par exemple, j’ai connu mon premier dialogue de la saison avec un merle, juché au-dessus d’une cheminée, juste derrière l’immeuble qui abrite mes nuits et mes réveils au petit matin, un merle que je soupçonne fort d’être le même que le printemps dernier et avec lequel, déjà, j’avais échangé force triolets et sifflements divers. C’est que, voyez-vous, j’imite fort bien le chant du merle, espèce hélas en nette extinction, que je tiens pour l’animal à plume le plus sympathique qui soit. Il me revient, maintenant que j’y pense, qu’il y a quelques longues années de cela, du temps que je vivais seul dans un quartier de la banlieue liégeoise, tout au bout d’une des plus longues rues de l’agglomération, je me suis trouvé, dans une aube superbe d’un mois de juin lumineux, de retour de libations joyeuses avec des amis de ce temps-là, à marcher au travers des rues et des quais, traversant des ponts alors que le soleil apparaissait au dessus des toits dans un ciel d’un bleu époustouflant. J’avais, comme on peut le croire, bu un rien plus que de raison mais pas au point de m’en retourner à quatre pattes ou avec le concours d’un conducteur de taxi plus ou moins aimable et c’est avec une lucidité empreinte de la plus extrême attention à ce qui m’entourait - les sons, la lumière, les odeurs ambiants - que je cheminais, vêtu d’une chemise légère et d’un pantalon adapté à la saison et que, en chantonnant je ne sais plus quel vieux tube à la mode, je regagnais mes modestes pénates d’alors. Arrivé à hauteur du quai de Coronmeuse, à mi-chemin de la distance que j’avais à parcourir avant d’arriver à destination, tout à coup, là haut, quelque part au sommet d’un building, un merle a commencé de faire entendre son chant guilleret et, poussé par je ne sais quelle impulsion, le dos et les coudes appuyés à la balustrade métallique surplombant les flots paisibles de la Meuse je me suis surpris à répondre, à ma façon maladroite, aux chants du petit animal. Le plus extraordinaire c’est que j’étais absolument convaincu que l’oiseau, étonné d’abord puis, me sembla-t-il, séduit par mon audace, s’était pris à mon jeu et que c’était à moi que, dès ce moment, il adressait son salut et son chant. Et même, je me persuadais que, de là haut, il me regardait, étrange silhouette se découpant sur le gris bleuté du fleuve, lancée dans ce dialogue improvisé auquel, je le pensais le plus sérieusement du monde, il prenait un réel plaisir. A dater de ce matin mémorable, d’année en année, je guette le printemps avec une impatience grandissante et, à chaque fois qu'il s’annonce, je me promène le nez en l’air et l’oreille dans l’attente du premier chant du merle, auquel, à chaque fois, je réponds pareillement et avec le même entrain. Et cette année, voyez-vous, le printemps est encore plus beau que toutes les années passées, je dirais même que ce printemps est le plus beau de tous les printemps du monde, le plus exaltant printemps qu’il m’ait été donné de vivre, un printemps qui coïncide avec cette inexplicable succession de moments parfaits, dans le coeur de cet amour-ci qui s’en trouve grandi, embelli, plus joyeux, plus extraordinairement complet que jamais... Un amour qui aurait le ramage du merle, et son chant et son vol décidé. Hélas, le merle se fait rare dans les jardins et, un jour prochain, il n’y aura plus qu’elle et moi pour reprendre, avec de la tristesse au coeur, la belle et grave mélodie du temps qui passe...



15 avril 2000

Il y avait donc, l’autre soir à la télé, ce film de Robert Kramer. Il y avait ce voyage en Amérique, ce voyage au plus profond de cette Amérique qui a fasciné et façonné tant et tant de gens et qui, aujourd’hui encore, fascine et façonne tant et tant de gens de tous âges. Moi, je vais vous dire, l’Amérique, je la débecte, je n’aime pas l’Amérique, je ne supporte pas cette grande et arrogante et stupide nation, cet Empire qui s’est répandu sur toute la surface du globe, qui a infecté jusqu’aux cultures les plus anciennes et les plus irremplaçables avec ses stupides marchandises, ses fast-food, ses films, ses chansonnettes à la mord-moi-le-machin, ses armées et sa technologie de pointe. L’Amérique, ce continent envahi par des cohortes de va-nu- pieds venus de la lointaine Europe, des foules d’ignares et de brutes en proie à la fièvre de l’or, se répandant partout comme des nuées de sauterelles et saccageant tout ce qui était saccageable, au nom de la prétendue mission civilisatrice dont les colons blancs, catholiques et protestants prétendaient être l’avant garde. Lesquels colons se sont d’abord signalés à la conscience universelle en pourchassant et massacrant sans merci les fières et nobles tribus qui peuplaient ces terres majestueuses et riches. Et il aura fallu attendre les années cinquante pour que quelques audacieux cinéastes, au travers de quelques films fondateurs, réhabilitent la nation indienne et donnent, de ces peuples méthodiquement exterminés et dont les survivants ont été repoussés dans d’ignobles réserves où ils végètent encore, une image conforme à la réalité de ce qu’ils furent. Lorsque j’étais petit garçon, comme tous les petits garçons, je jouais aux cow-boys et aux indiens et je voulais toujours être un indien, jamais un cow-boy et toujours, dans les jeux, je décochais mes flèches et attachais au poteau de torture ces fourbes et grossiers visages pâles qui voulaient me déposséder de ma terre, tuer mes enfants et emmener ma femme en esclavage. Je me fabriquais mes parures de plumes avec des bouts de papier coloré, je couvrais mon visage des peintures de guerre, j’aiguisais mon tomahawk avant la bataille et je me battais comme un lion avant de succomber et de rejoindre les vastes prairies où le grand Manitou veillait sur mes ancêtres. Et puis, je ne supporte absolument pas Las-Vegas, je ne supporte absolument pas le mode de vie américain qui est devenu, qui devient de plus en plus le mode de vie universel, je ne supporte absolument pas cette stupide lutte à outrance à laquelle se livrent les bons américains pour gravir les prétendus sommet de la ridicule échelle sociale, je n’ai que mépris pour les imbéciles du Klu-Klux-Klan, la tête de Georges Bush junior ne me revient absolument pas, je garde un très mauvais souvenir de ma rencontre avec Edgard Hoover et je trouve indécent que la grande oreille installée par les services secrets américain soit constamment aux aguets de mes moindres coups de téléphone. Non, je n’aime pas l’Amérique. Mais j’adore Woody Allen, j’ai une tendresse infinie pour la poésie et les mots de Richard Brautigan, j’ai dévoré quelques-uns des meilleurs livres de Jim Harrison, Je suis un inconditionnel de John Coltrane, mes cheveux ont commencé à pousser dans le même temps que les étudiants de Berkeley faisaient brûler leurs papiers militaires et que les filles enfonçaient des fleurs dans les canons des fusils de la garde nationale et j’ai vu dix fois le festival de Woodstock au cinéma. Je n’aime pas l’Amérique mais j’adore Terry Gillian et Brazil qui est, selon mon coeur, le plus grand film américain des cinquantes dernières années. Je n’aime pas l’Amérique mais quand j’étais à l’aube de mon adolescence, j’étais amoureux de Lauren Baccal...