vendredi 6 février 2009

9 décembre 2000

A quoi ressemblera la diaphane Isabelle Adjani dans trente ans, quel sera le type de chaise roulante qui permettra à ce jeune premier devenu vieux et impotent de se déplacer de studios en studios dans l’espoir d’un bout de rôle au côté d’un Depardieu grabataire, voilà à quoi je pensais l’autre soir en attendant patiemment le sommeil. C’est que moi-même, ces derniers temps, je suis confronté aux premiers signes tangibles, physiques de ma décrépitude. Ami médecin, toi qui, en ce moment précis tend une oreille attentive aux propos de ce type, là, dans le poste, peut-être pourras-tu m’aider à comprendre les tourments qui m’agite, à identifier les douleurs diffuses qui grignotent ma pauvre carcasse et qui me plongent dans un profond désarroi. Comme tout un chacun, pendant des années et jusqu’à la cinquantaine je me suis cru à l’abri des assauts du temps; jamais malade, un tonus à faire pâlir de jalousie bien des adolescents accrochés à leurs jeux vidéos, ces réflexions, dans mon entourage: ah ça, toi, tu nous étonneras toujours, mais comment fais-tu, quelle pêche, c’est quoi ton truc? Et puis, paf, sans crier gare, il y a quelques semaines, ça a commencé. Du côté gauche, la nuque, l’épaule et le bras envahis par une douleur sourde, une gêne dans le mouvement. Par exemple, je ne peux plus lever le bras que jusque-là, plus haut, ça coince; quand je tourne la tête avant de traverser la rue, une fois à gauche, une fois à droite comme on me l’a appris à l’école, aïe, ça pique. Dans le bain, déjà que je manque de souplesse, avec le bras gauche je n’arrive plus à atteindre le bas de mon dos; heureusement la femme de ma vie, pour autant que je lui en fasse la demande un peu à l’avance, elle passe par chez moi et elle me le frictionne, le dos. Enfin, il y a là un avertissement clair: mon corps est en train de ma lâcher; le temps qui passe me passe aussi au travers et je ricane intérieurement: alors, vieux qu’est-ce qui se passe dans ta viande, hein ? C’est quoi là, qui coince et qui grince, arthrite, arthrose, rhumatisme, cancer ou quoi d’autre encore ? Et ne venez pas vous moquer ,aucun d’entre-nous n’est à l’abri de ce genres de sottises. Quoi que ce soit, c’est sans grande importance, j’ai fait un fameux chemin sans emmerdes majeures, point de vue santé en tout cas, j’en connais qui se baladent depuis des années avec un foie qui ressemble à une vieille éponge sale et qui rigolent encore et qui continuent à prendre la vie par le seul bout possible, j’ai toujours beaucoup rit, moi aussi et ce n’est pas une insignifiante atteinte à ma légendaire intégrité physique qui va me pousser au désespoir. Ce que cela entraîne, en réalité, ces petites douleurs parfaitement supportables au regard de ce que d’autres endurent partout, dans les hôpitaux, sur les champs de bataille, c’est une conscience plus aiguë, peut-être, de la fragilité et de la précarité de mon existence dont je me rend compte que je ne suis pas le propriétaire; la vie est en moi, je suis maintenu en vie par je ne sais quelle mystérieuse volonté et à tout moment je sais que cela peut basculer brutalement. Un moment de distraction à un carrefour, un caprice soudain du muscle cardiaque et, hop, on passe de l’autre côté, pour autant qu’il y ait un autre côté. A part ça je continue de marcher un maximum (toujours pas de bagnole) je vais de chez moi à ce studio du centre de Liège d’un pas décidé et régulier, je traverse le parc du Boulevard D’Avroy en chantonnant et en mangeant le croissant que j’achète en même temps que les journaux, rue du Jardin Botanique; je passe le pont Albert 1er, qui enjambe la Meuse, il y a un vent de décembre doux et presque tiède et j’en viens à me demander si mon deuxième petit fils, qui est annoncé pour bientôt, pourra parler à ses enfants de la neige, qu’il ne connaîtra peut-être pas. Et puis, comme à chaque fois quand je suis proche de l’élément liquide, je suis gagné par un souffle fabuleux, qui monte du plus profond de mon âme et c’est le visage de ma bien-aimée qui m’apparaît. Alors, je souris et le type que je croise, suspendu comme moi au-dessus du fleuve gris et vert qui roule vers la mer, me regarde curieusement, comme si j’étais malade. Malade, moi ? Vous voulez rire...



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