jeudi 5 février 2009

8 novembre 1997

Les voyages en train, y a pas à dire, c’est plein de surprises. Il y a quelques années de cela, bien avant que d’être célèbre et adulé, je revenais de je ne sais plus quel festival du film indonésien ou malgache, dans une petite ville du Kurdistan. Un festival avec ses attachés culturels, ses commissaires du Peuple, ses membres du Parti et de la police secrète, sans compter les hôtesses, vêtues à la mode de chez elles, une brochette de journalistes locaux et étrangers parmi lesquels Léon Michaux qui débutait dans la profession et qui animait, à l’époque, une émission vaguement consacrée au septième art sur radio-Hesbaye, entre les disques demandés et l’intégrale d’Yvette Horner. Donc, j’étais dans ce train, qui traversait de forts beaux paysages avec, ça et là, des villes, des villages, des casernes de l’armée rouge, des centrales nucléaires fissurées, des troupeaux de chameaux et des bergers à cheval menant vers leurs pâturages, vaches, chèvres et autres bovidés. Soudain, alors que, jusque là, je me trouvais seul dans le confortable compartiment de première, une silhouette se découpa dans la lumière de ce bel après-midi, une main actionna la poignée de la porte coulissante et, lui imprimant un mouvement de la droite vers la gauche, ouvrit, en la faisant coulisser, bien sûr, la dite-porte coulissante. La main, puis le bras puis, enfin, l’ensemble de la silhouette qui ressemblait vaguement à une personne du beau sexe, se faufila au milieu de mes bagages, jetés négligemment à même le sol et s’affala avec un énorme soupir sur la banquette de velours vert qui me faisait face. Ploutch, fit la banquette. Raaaaah ! fit la silhouette. Mes yeux, s’habituant peu à peu au mélange aveuglant du soleil et de parfum capiteux, je parvins à distinguer et reconnaître, au travers d’un épais nuage de fumée de cigarette le visage viril et conséquemment buriné de l’illustre Marguerite Duras. Bonjour, Monsieur, dit-elle, bonjour Madame Duras, rétorquai-je avant qu’un long et lourd silence s’installe entre nous. Comment le hasard, toujours lui, avait-il fait pour me mettre à nouveau en présence de l’écrivaine et cinéaste, telle était la grave question qui me torturait l’esprit. Je me souvenais fort bien, en effet, l’avoir entr’aperçue et surtout clairement entendue s’époumonner à l’adresse de son chauffeur, perdu au milieu de la foule qui s’agglutinait au buffet somptueux mis à la disposition des invités du festival à l’issue de la proclamation du palmarès. Elle s’époumonnait, disais-je, la bouche pleine de toasts au caviar et au caramel-mou, pour tenter de couvrir le tumulte des conversations et le vacarme assourdissant des kalachnikovs actionnées par les lauréats du festival qui, de la sorte et selon une coutume ancestrale, manifestaient leur joie. Une joie hélas ternie par la mort inopinée d’une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles René, le chauffeur du bahut de Madame Duras qui, à défaut de camion, dût se résoudre à sauter dans le même train que moi; enfin, quand je dis sauter, j’exagère un peu. Toujours est-il qu’il me fut donné de m’endormir en subissant les jérémiades monocordes de Marguerite et de me réveiller, beaucoup plus tard, au moment où le convoi entrait dans une gare immense, quelque part dans l’est européen. Etait-ce Varsovie ou Prague, je ne m’en souviens plus. Marguerite ronflait, la tête ballante, les bras repliés sur la poitrine et c’était un spectacle fort émouvant que cette déjà vieille dame, semblable à tant d’autres, plongée, peut-être, dans des rêves incongrus. La pensée me vînt alors que, quelque soit la place que nous occupons dans le monde de la littérature ou du cinéma, nous sommes tous, à certains moments, terriblement semblables et démunis. Lorsque le train s’ébranla dans un bruissement métallique, Marguerite ouvrit les yeux, me regarda avec douceur en me souriant gentiment avant de glisser à nouveau dans le sommeil et dans ses rêves.




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