lundi 9 février 2009

16 février 2002

Que peuvent les mots, que peuvent les pensées, que peut, en réalité, la philosophie, que peut l’esprit que l’on rencontre dans la solitude et la complicité des lectures, comment transformer et dépasser la vie commune et, surtout, comment vivre réellement les mots et les pensées qui nous semblent les plus justes et les mieux à même de nous aider à trouver et garder ce bonheur auquel, tous, nous aspirons, c’est la question qui se posait à moi, l’autre après-midi, alors que je traversais la Meuse en empruntant la Passerelle, qui est un pont de ma ville exclusivement réservé aux piétons. En réalité, c’est en faisant une pose de quelques minutes, penché au dessus du parapet pour admirer la beauté des flots gris-verts qui tourbillonnaient quelques mètres plus bas que, sans crier gare, cette pensée m’est venue. J’allais à mon rendez-vous amoureux et, comme toujours quand je vais de mon allure décidée, mes pensées allaient au rythme de mes pas; rien de meilleur pour l’esprit que la marche, j’en fait l’expérience quotidiennement et je ne peux que vous engager à suivre mon exemple. La position statique, le fait d’être assis, par exemple ou encore allongé pour la sieste favorise, pour ce qui me concerne en tout cas, l’émergence de pensées de nature plutôt sombre; mélancolie, doutes, inquiétudes, cafard ou tristesse sans fondements réels alors qu’à l’inverse, le mouvement, l’activité qui consiste à repeindre d’un beau vert sombre le buffet de la cuisine, le simple geste de sortir de chez moi tôt le matin pour acheter le journal, prendre un café au bistrot et parcourir le supplément littéraire du vendredi est propice à l’optimisme, aux pensées joyeuses et à cette forme de relative insouciance dont Montaigne parle si bien, lui qui dit n’avoir “autre fin que vivre et se réjouir”. Nous voici donc au noeud de la question soulevée au début de cette passionnante causerie samedi-matinale, à savoir que les pensées qui nous sont étrangères ne peuvent en aucune façon transformer véritablement notre nature, ce n’est que dans la rencontre avec une pensée voisine, fraternelle et reconnaissable par nous que nous pouvons trouver une manière de réconfort. On peut être ébloui par les audaces et les intuitions de tel ou tel philosophe, on peut trouver de la beauté dans les délires de tel ou tel autre mais, au bout du compte, celui-là seul qui peut nourrir notre esprit est celui qui, le plus simplement du monde et sans prétendre révolutionner la vie, nous indique des voies que nous n’avons aucune peine à emprunter pour la simple raison qu’elles sont à notre portée et qu’il suffit de s’y engager avec juste ce qu’il faut de persévérance et de bonne volonté. Et tenez, je découvre, en ce beau matin d’hiver, dans le supplément littéraire dont je parlais tout à l’heure, l’éloge que Philippe Sollers fait d’un livre récemment paru et qui parle d’un sage chinois, Tchouang-tseu, mort il y a deux-milles trois cents ans qui me saute dessus sans crier gare et dans lequel, au travers de quelques citations, je reconnais instantanément un proche parent, de la même manière que j’ai reconnu le grand Pyrrhon et le non moins indispensable Michel De Montaigne. Il ne s’agit donc pas de se mettre en route vers d’illusoires terres nouvelles ni de vouloir gravir les pentes abruptes de l’étrangeté ou de la nouveauté; les arts, cinéma y compris, suffisent, le cas échéant, à nous distraire du quotidien ou à nous émouvoir, nous surprendre ou nous troubler; pour le reste, on n’a jamais vu un film à caractère militant provoquer une émeute, jamais aucun livre n’a fait d’un prolétaire un riche propriétaire ou d’un riche propriétaire l’ami de la classe ouvrière, aucun philosophe n’a le pouvoir de bouleverser les fondements d’un esprit borné ou de faire s’ouvrir une conscience embourbée dans l’habitude et la peur. Il n’y a pas de philosophies, il n’y a que la tentation d’une vie philosophique, c’est à dire, une vie qui veut la sagesse comme seul bien.



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