jeudi 12 février 2009

1er mai 2004

C’est marrant mais, cette année, le 1er mai, je m’en fous. Le rassemblement des camarades au Boulevard d’Avroy, les travailleurs en costume du dimanche, les orateurs qui vont, une fois encore, mobiliser les masses populaires en vue des prochains scrutins, je m’en tamponne résolument. Alors que, d’habitude, cette journée m’inspire généralement telle ou telle envolée teintée de folles espérances, de grands soirs à venir, de foules innombrables portant drapeaux rouges et noirs lancées dans de grandioses émeutes, cette fois-ci, non, je n’ai pas le coeur à vous parler de tout ça. Oh, ce n’est pas que je désespère de l’humanité ou que je sois tout à coup absent du monde, non, ce n’est pas ça mais, comment dire? tenez, l’autre jour, j’étais dans l’autobus qui marquait un arrêt à quelques mètres d’un carrefour, tout près de chez moi, juste devant une entreprise de Pompes funèbres et, plus précisément, devant ce qu’on appelle un funérarium; vous savez bien, ces endroits où l’on stocke les défunts en attendant le jour des funérailles. La grille, en façade, était fermée et, dans le hall, un gros chien noir, allongé, jouait avec je ne sais quel morceau de chiffon ou de nonos en plastoc. Un peu en retrait, à l’entrée d’une cour intérieure, une dame en tablier bleu terminait de nettoyer le sol dans la lumière radieuse de cette fin de matinée; elle tordait avec application un torchon de couleur jaune au dessus d’un seau de plastique rouge et puis, bien qu’aucun son ne me parvienne de cette scène, puisque j’étais à l’abri de la carrosserie de l’autobus, elle a appelé le chien, qui est venu vers elle en remuant la queue, sur quoi le bus est reparti, laissant là le grand chien noir, la dame en tablier bleu, le seau rouge et le torchon jaune. Autre chose encore. Dimanche matin, Antoine faisait la grasse matinée, j’avais été acheté les croissants chez Charaf, le boulanger Nord-Africain de mon quartier - qui fait les meilleurs croissants de la ville selon moi - et le fiston persistant dans son sommeil bienheureux, je m’installai dans la petite cour, avec au dessus de ma tête un ciel délicieusement bleu, les premiers rayons de soleil par dessus les toits, mon café-chicorée soluble sucré à volonté et le croissant grassement beurré prêt à être trempé dans la boisson chaude et odorante. Les fourmis sortaient de la torpeur de leur nuit, elles étaient quelques-unes à gambader sur le dallage brun, le soleil réchauffait le petit bout de terre qui abrite leur nid, les escargots disséminés sur les murs et dans le lierre restaient de marbre. Après mon petit déjeuner, j’ai rangé le beurre, j’ai replié “Le Monde des livres” du vendredi, que j’avais parcouru en mangeant et, avant de mettre dans l’évier de la cuisine l’assiette qui avait accueilli le croissant, j’ai déposé, aux alentours du nid des petites bestioles, les miettes de ce qu’il en restait. J’ai fumé deux, trois cigarettes en sirotant les restes refroidis de la mixture qui me tient lieu de café, des souvenirs allaient et venaient, je pensais à ce qu’avait été ma vie, ce qu’elle allait être, ce que j’allais en faire et jusqu’à quand. Je me suis souvenu, étant enfant, avoir accompagné mon grand-père maternel lors d’une visite à la famille d’un oncle, qui venait de disparaître. En ce temps-là, les morts restaient sagement à la maison, la porte d’entrée était tendue de crêpes noires et les rideaux tirés à l’intérieur; on accueillait les visiteurs à voix basse et on les introduisaient dans la salle à manger où les meubles avaient étés déplacés afin de laisser la place au cercueil qu’entouraient des candélabres portant de hautes bougies dont les flammes frémissaient et tremblotaient. On restait en silence devant la dépouille, des femmes priaient, une autre pleurait. Je ne l’ai certainement pas pensé en ces termes à cette époque mais, avec le recul, je trouve que tout cela avait de la gueule. D’ailleurs, quand mon tour viendra, je prendrais mes dispositions pour ne pas aller au funérarium. Ce sera l’été, on me mettra sur la table de bois, dans la petite cour; il y aura de la bière au frais, des petits pains au jambon et au boudin blanc et du jazz pour les oreilles...



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